En ouvrant le portillon au bois
écaillé, j’écartais gentiment l’imposant molosse qui me barrait l’entrée. Il ne
semblait pas m’avoir oublié malgré l’année passée depuis le dernier soin fait à sa maitresse. Je caressais son museau plissé en prenant bien garde
d’éviter la bave. Je n’ai jamais compris comment cette vieille
patiente pouvait réussir à se faire obéir de cette masse de muscle.
- Entrez ! J’vous fais
chauffer un café ou vous allez encore me dire que vous préférez un verre de jus
d’orange ?
Le jus d’orange ira très bien. La
toute petite vieille dame, aussi haute que large faisait des allers-retours
entre le salon où je préparais mon matériel et sa cuisine dont
elle ne ramenait à chaque fois qu’une seule chose, comme pour gagner du temps
sur le soin, sur le temps que j’avais à lui accorder.
Un aller dans la cuisine pour
chercher sa tasse de café, un retour dans le salon pour me dire que la dernière
année s’était bien passée. Un aller vers le frigo pour chercher mon verre de
jus d’orange, un retour près de la nappe cirée pour me dire que si je n’entendais
pas parler d’elle c’est que tout allait bien. « Moins on vous voit, et mieux on se porte hein ? C’est ça
que vous me dites à chaque fois non ? Des p’tits sablés ? Non ?
Si ! Allez, des p’tit sablés bretons… ». Un aller vers le placard
pour y chercher une boite en métal pleine de ces sablés qu’aurait adoré ma
grand-mère et puis un retour vers sa chaise en osier au coussin tout mou, sans un mot mais avec ce
tout petit soupir. Presque inaudible, mais qui était parvenu jusqu’à mes oreilles. Un
petit souffle de trois fois rien.
Des patients qui soufflent j’en
entends toute la journée, et pas seulement les jours de grands vents. Il y a
celui qui souffle parce qu’il a chaud et qui soufflera d’avoir trop froid dans
quelques mois. Il y a celle qui souffle son ennui mais qui souffle encore plus
quand je lui demande de quoi elle a envie. Il y a celui qui souffle de
souffrir, parce que la douleur se passe parfois de mot. Et il y avait celle qui
ouvrait ce matin-là sa boite de gâteaux et qui a soufflé, trois fois rien, un
tout petit peu de rien.
- Et sinon, comment va votre cœur ?
« Oh lui, il fait toujours des siennes, mais le docteur m’a donné
un traitement alors ça va. ». J’ai souri. Elle a rempli mon verre de cantine avec
ce jus d’orange à base de concentré premier prix.
- Je ne parlais pas du cœur organique,
mais de votre cœur d’âme, comment allez-vous ? La toute petite vieille dame s’est
retirée au fond de sa chaise en triturant ses doigts.
Elle paraissait encore
plus petite : « J’ai perdu ma
copine vous savez. Plus de cinquante ans qu’on se connaissait vous imaginez... On s’était
perdu de vu avec nos maris et nos enfants. Et puis le veuvage et les gosses qui
grandissent nous avaient fait déménager pour finalement nous retrouver voisines. Nos
jardins n’étaient séparés que par une haie et nos chiens jouaient ensemble à
travers le portail qui nous permettait d’aller chez l’une ou chez l’autre… Ça
fait déjà deux mois… ».