« Je suis dans une usine d’abattage
qui broie l’humanité »
Je viens de terminer de lire un
article dans lequel sont repris les mots d’une infirmière. Une infirmière de
service, une anonyme comme on en compte des centaines de milliers d’autres en France.
Diplômée depuis seulement un an et demi et déjà épuisée, elle explique ses
conditions de travail à l’hôpital. Une infirmière pour 35 patients relevant d’une
surveillance clinique accrue. Ses collègues, des aides-soignants, seuls eux
aussi, pour 20 patients. Des collègues soignants qui restent des heures en plus
dans leur service au lieu de rentrer chez eux pour ne pas laisser leurs
collègues en sous-effectif, pour ne pas les laisser dans la merde. Dans la
merde des soins, dans la merde des autres.
VMC. Visage – Mains – Cul.
Combien de fois j’ai pu l’entendre
cette consigne lorsque je travaillais l’été en tant qu’aide-soignante en maison
de retraite pour me faire des thunes pendant mes études d’infirmière. C’était
même devenu un sigle inscrit aux transmissions de fin de journée : « Alors,
++ de selles et VMC ce matin à la toilette. ». Je me rappelle de cette vieille dame grabataire
qui semblait adorer les jeux Olympiques au point que sa télé ne diffusait que
ça toute la journée. Dans sa pièce, on n’entendait les voix des commentateurs sportifs
se percuter contre les murs sombres de sa petite chambre dont elle ne sortait
presque jamais. Posée là devant son écran, sans un mot, parce que sa bouche et
son corps tout entier ne s’exprimaient plus. Là, à cinquante centimètres de sa
petite télé, la vieille dame regardait ceux qui pouvaient encore courir,
sauter, pester contre une médaille loupée ou pleurer sur un podium qu’une
souplesse entrainée leur aurait enfin permis de grimper. La première fois que
je l’ai rencontré, je l’ai trouvé comme à son habitude semble-t-il, en position
fœtale dans son lit. En boule, toute grabataire qu’elle était. Recroquevillée
comme une coquille impossible à ouvrir. « C’est une démence liée à l’alcool
tu sais, il n’y a pas grand-chose à faire… ».
A l’époque où elle se rinçait
la gorge à grands coups de rasades de rouge, la vieille dame devait être loin d’imaginer
que cet alcoolisme l’enfermerait sur elle-même. A un tel point que du coton devait être
mis dans les paumes de ses mains pour ne pas qu’elle s’abime la peau avec les ongles
de ses doigts resserrés en un poing fermé impossible à ouvrir.
- Je te laisse avec elle, tu fais
au mieux. Il faut la laver au lit, l’habiller, la lever et la mettre dans son
fauteuil roulant. Fais attention, elle tape parfois et elle mord aussi. Fais au
plus vite, VMC tu vois quoi… On se retrouve en bas dans une heure pour faire le
point quand tu auras fait tes six résidents. Essaie de ne pas perdre de temps.
Une heure, six résidents. Tous
âgés, souvent malades, parfois grabataires. Tous en demande de soin, d’attention
et de temps. Six résidents qu’il fallait que je prépare, que je lave, que je
rende beau et propre pour le passage de l’infirmière et de ses soins et avant
que je les descende au réfectoire…
Une heure, six résidents, dix
minutes par toilette… VMC et faire au mieux.
« C’est large ! ». Ma
collègue aide-soignante cherchait son briquet dans le fond de sa poche de
blouse avant de se résigner à prendre celui que je lui tendais pour allumer sa
clope. Nous étions près du local à poubelles. La matinée était enfin terminée
et on s’octroyait notre première pause à l’ombre après sept heures de soins non-stop
dans un bâtiment mal ventilé. Ma collègue était petite et trapue. Sa blouse mal
taillée l’obligeait à faire trois ourlets en bas de son pantalon pour ne pas
marcher dessus. Appuyée contre le mur, elle crachait sa fumée de cigarette en regardant
son téléphone. Et puis sans me regarder elle a ajouté :
- On te laisse du temps parce que
tu es étudiante et que tu apprends. Mais nous, on va bien plus vite…
Elle m’avait dit ça avec un
naturel qui ne relevait pas d’une quelconque fierté non, c’était bien pire.
Elle m’avait répondue avec un ton résigné. Résignée de devoir gérer à elle
seule plus de 20 résidents la semaine et le double le week-end. Résignée de se
dire que ses conditions de travail n’étaient pas normales, que c’étaient celles
qu’on lui imposait et contre lesquelles, semble-t-il, elle ne pouvait rien.