- Ton travail, c’est de me poser trop de questions !
La
vieille dame a recalé son obésité en faisant grincer son fauteuil roulant. Je
venais de lui demander si elle avait besoin de quelque chose avant que je parte
et en réponse elle m’avait tendu sa liste de courses. Sympa. Alors agacée par
le manque cruel de reconnaissance qu’elle exprimait depuis toujours pour mon
travail d’infirmière libérale et fatiguée de cette mauvaise humeur avec
laquelle elle m’accueillait chaque matin depuis des années, je lui avais posé
cette simple question : " Mais vous savez ce que c’est mon travail au
juste ? "
Assise
face à sa table en formica marron recouverte d’une nappe délavée sur les bords
elle a repoussé nerveusement une mouche de son mouchoir bleu à carreaux, une
des rares qui avait échappé au papier tue-mouche accroché toute l’année dans sa
salle à manger. Sans me regarder, la vieille patiente a répondu d’un
aplomb calé au centimètre près dans ce fauteuil roulant trop petit : ton
travail, c’est de me poser trop de questions !
Voilà
ce qu’elle m’avait répondu. Et en gros, je l'ennuyais à faire valoir mes
compétences.
C'était
une punchline-badass-du-troisième-âge comme je les aimais habituellement. Mais
ce matin-là, sans vraiment savoir pourquoi, j’ai été agacée de l’entendre me
répondre qu’elle ne savait pas à quoi je servais. Ok elle est alcoolique, ok
elle est probablement sénile, ok sa solitude la rend certainement aigrie, OK !
Mon diagnostique foireux en poche, je regardais ma vieille patiente s'acharner
contre cette mouche qui ne voulait pas mourir et je me suis dit qu'elle se
fichait bien de qui j'étais et de pourquoi j'étais là, tant que j'étais
présente pour elle, ses bouteilles de rouge et son salon plein de mouches.
Je
suis sortie pas franchement calmée de chez la vieille dame. Il faut dire que
depuis quelques temps ma patience et ma bienveillance d’infirmière libérale
étaient soumises à rude épreuve.
Il
y a eu les auxiliaires de vie et les aspirations endotrachéales qu’elles
allaient maintenant pouvoir réaliser entre le ménage et les courses. Il y a eu
les HAD et certaines perfusions et pansements dit "complexes"
qu'elles avaient récupéré en estimant qu’ils ne relevaient plus de notre rôle
de libérale et qui continuaient de grappiller toujours un peu plus de soins sur
le terrain des IDEL. Il y avait maintenant les facteurs qui allaient pouvoir
livrer les piluliers au domicile de mes patients entre leur commande Damart et
leur facture EDF et il y a eu ce décret voté le 17 octobre dernier et qui
autorise maintenant les pharmaciens à vacciner contre la grippe dans les
officines.