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vendredi 26 avril 2019

Leur dire des choses...

(Handmade Human Heart - Charlotte Le Bon)



- Vous auriez dû me dire. Me dire qu’il allait mourir…

J’ai relevé les yeux de la veine de ma vieille patiente que j’étais en train de prélever. Elle avait parlé avec une voix douce, presque susurrée. Ses yeux étaient tristes sans être déprimés, lumineux mais pas franchement joyeux. Elle avait le regard de ceux qui font leur deuil, de ceux qui donnent le change en répondant « ça va ! » alors que non, ça ne va pas. Mais ça fait tellement longtemps que ça ne va plus, qu’ils ont peur d’emmerder les gens. Elle fait son deuil ma patiente. Qu’elle est conne cette expression... « Faire son deuil, ça prend du temps !», on dirait les conseils pour réussir une bonne tarte. Le deuil, on ne le fait pas, on fait avec, point. Et tu auras beau surveiller dedans de temps en temps pour être sûr que rien ne brûle, que rien ne foire, le deuil aura toujours ce goût dégueulasse qui ne donne pas envie de se resservir une part.

Deux ans plus tôt, c’était la veine de son mari que je prélevais pour la première fois. Il était fatigué alors le médecin avait prescrit un bilan sang complet, au cas où, et il avait eu le nez fin. Je suis repassée peu de temps après pour prélever le bilan pré-scanner et puis ensuite régulièrement pour prélever chacun des bilans sang avant ses chimio'. Sa veine, je la revois encore. Celle de gauche, pas celle de droite. L’angle parfait, pénétrer de temps et pas plus pour faire jaillir le sang. Je la connaissais par cœur. Un peu comme lui, depuis, avec le temps…
Et puis un jour, j’ai vu que rien n’allait plus. Je savais depuis le départ que ce jour allait arriver. Comme si au premier bilan j’avais compris, anticipé, capté qu’il était condamné. Je déteste avoir raison parfois. Le diagnostic du médecin était bon, mais le pronostic était mauvais. Mon patient avait écouté l’oncologue mais il n’avait pas entendu. Il n’avait pas compris ou ne voulait pas comprendre. Cancer, métastase, tumeur… Et puis c’est quoi ces mots ? « Tumeur » ? Il suffit de trancher le mot en deux pour avoir peur… Avec mon collègue, nous avancions à son rythme. Il préférait parler de « problème » plutôt que de « cancer », soit. Il aurait pu dire truc, machin, chose ou même l’appeler « mon connard » comme l’avait fait un ancien patient, j’aurais utilisé le même langage que lui. On ne va jamais plus vite que ce que le patient est capable d’entendre, c’est un principe.

On aimerait leur dire des choses à ceux qu’on soigne. 

Leur dire « vous avez un cancer, vous allez mourir ». Leur avouer « on ne peut rien pour vous, la partie est perdue », comme si c’était un jeu, comme s’il y avait quelque chose à gagner. J’aimerai leur dire combien je me sens parfois impuissante de leur tenir la main et de les écouter me dire que ça ira mieux demain, parce qu’ils sont simplement fatigués… J’aimerai leur dire combien je me sens mal parce que leur truc, leur machin, leur connard est en train de les priver de la vie et que je ne peux rien leur dire parce qu’ils ne sont pas prêts, parce qu’ils refusent d’entendre, parce qu’ils veulent garder leurs œillères pour profiter de leur vie, à leur façon, sans savoir…
J'aimerais dire à certains patients que je suis fatiguée de les entendre se plaindre d'un rien alors qu'il se passe tellement de choses tristes deux maisons plus loin. Leur dire que ce matin je n'avais pas envie d'aller les soigner parce que chez eux ça pue l'angoisse, parce que leur maison me déprime, parce que même lorsqu'il fait beau ils trouvent le moyen de dire que ça ne durera pas. J'aimerai dire à d'autre que je les aime de ces sentiments si étranges qui naissent parfois entre une compresse et une aiguille. Leur dire qu’égoïstement je voudrais qu'ils ne guérissent pas trop vite, qu'ils ne meurent pas non plus... Parce que ma tournée de soins sans eux sera tellement triste. 

Mon vieux patient est mort sans comprendre qu’il était mourant. Sa femme ne l’avait pas compris non plus. Ça a été brutal d'ouvrir les yeux d'un coup. Comment se résigner à voir l’autre partir pour de bon quand on l’a vu revenir chaque jour pendant presque soixante ans de sa vie…

J’ai retiré l’aiguille de la veine de la vieille dame. Et alors que je scotchais le coton boule au plis de son coude, je lui ai dit :

- J’aurais voulu vous dire tellement de choses…

Elle a posé sa main sur mon avant bras et a souri. Un sourire triste et heureux. Un sourire étrange tout droit sorti de son deuil. Elle avait compris, sans que je lui en dise davantage, que parfois le pire pour un soignant, c’est justement parfois devoir garder le silence…


[ Photo : Charlotte Le Bon ]

vendredi 15 février 2019

Ça ne sert à rien.



- Je voulais vous remercier pour les soins que vous avez fait à mon mari. Deux ans de soins, mais au final... Ça n'a servi à rien...

Parce qu'il est mort. 
Voilà ce que la vieille dame n'arrivait pas à me dire. 

"Ça ne sert à rien, les soins."

Si seulement elle savait combien de fois je me suis faite cette réflexion...

Me demander ce que je foutais là à écouter une dépressive me parler de sa vie qui va mal tout en sachant qu'elle n'ira pas mieux demain. Regarder ce mec toxicomane me dire qu'il n'a pas replongé alors qu'il suffisait que je plonge mes yeux dans les siens pour comprendre qu'il mentait comme un gosse face à sa mère. Toucher de mes mains un corps dont la vie s'échappe et me demander si j'ai encore le droit de dire que mes soins "soignent" alors qu'elle est en train de mourir...

La vieille dame a glissé devant moi le dossier dans lequel je cochais chacun de mes soins depuis deux ans. Un post-it avait été collé dessus par un de ses enfants pour ne pas que l'hôpital nous l'égard... Machinalement, je l'ai feuilleté. Beaucoup de surveillances et de soins cochés. Devant le sourire pudique et l'air triste de la vieille dame je lui ai dit :

- Il est resté chez vous, il a pu vous accompagner dans votre maison de vacances une dernière fois, il a pu aller au café chaque matin et rire avec les copains, il s'est réveillé dans vos bras, vous a pris la tête, vous a cassé les pieds... Et vous a brisé le coeur parce qu'il est mort. Alors non, tout ça, ça n'est pas rien...

Je suis une soignante qui ne soigne pas toujours et je me demande souvent à quoi ça sert tout ça. Mais j'essaye de faire comme ci pour ne pas que ça serve à rien.

vendredi 20 juillet 2018

Deux mètres.







Deux mètres, c’est la distance que j’ai parcourue dans ton salon avant de me décider à appeler ta femme. Le téléphone dans ma main et le numéro déjà inscrit sur l’écran, je n’ai pas tout de suite réussi à appuyer sur la touche appel. Deux mètres dans un sens et puis deux mètres dans l’autre avec ton chat qui se frottait à chacun de mes pas en miaulant. Deux mètres c’est peu, ce sont quelques pas tout au plus. Quelques pas pour trouver les mots, les bons, les moins pires. Deux mètres parcourus sur un épais tapis pour réfléchir à quoi dire, comment dire, pour lui faire comprendre sans l’attrister que tu allais devoir quitter votre maison pour partir à l’hôpital, là, tout de suite, maintenant. Parce que tu n’y arrives plus et parce que je ne sais plus quoi faire pour t’apporter le confort dont je t’avais parlé hier encore. Mais c’est pas comme si elle ne s’y attendait pas. C’est pas comme si je ne le souhaitais pas.

Je suis adossée au mur de ton couloir et j’attends l’ambulance avec ton chien. De nature plutôt craintive et sans jamais avoir osé se laisser caresser, il me suit partout depuis mon arrivée ce matin. On dirait qu’il m’aime bien, enfin. Alors tous les deux, nous attendons les ambulanciers sans un bruit. Je veux être là pour ton transfert. Je sais que tu es douloureux et je veux m’assurer que les manipulations seront bien faites. C’est bête quand on y pense, car les ambulanciers sont des professionnels et ils savent ce qu’ils ont à faire. Mais je veille sur toi tous les jours depuis plus de six mois et j’ai du mal à te lâcher un peu, je crois. 

A la porte de ta chambre, je te regarde dormir et à deux mètres de toi je me sens impuissante. Je pourrais parcourir les quelques pas qui me séparent de toi, m’accroupir près de ton lit et poser ma main sur ton bras. Te dire que je suis là. Je pourrais peut-être enfin trouver les mots qui te feraient me parler de toi. De ton ressenti, de tes peurs, de ses larmes qui coulent sur tes joues et de ces mots qui se refusent à sortir de ta bouche. Mais j’ai peur de te réveiller de ce sommeil que tu as tant de mal à trouver et j’ai peur, encore une fois, de ne pas y arriver. La maison est silencieuse. Il est étrange ce silence tellement il n’est pas habituel. Il n’y a plus le bruit de télé que tu adores regarder. Les reportages d’Arté ou les compétitions sportives qui me rappellent ce jour où tu m’avais grillé :


- T’y comprends rien en fait, avoue !


Mais tellement. J’ai toujours essayé de m’intéresser aux programmes de mes patients. Je connais les personnages des feux de l’amour, les records à battre des participants aux jeux télé, mais le sport…  J’ai beau essayé, je n’y comprends toujours rien. Mon portable s’est mis à vibrer. Sur la pointe des pieds, j’ai rejoint le salon pour répondre au médecin qui avait géré ton départ. Elle a fait ça bien, rapide et efficace, c’est agréable de pouvoir se reposer sur un bon médecin. Elle me dit que ta femme est prévenue et je me sens soulagée « Mais son épouse souhaite vous appeler quand même, pour vous remercier ». D’un coup, mon soulagement s’est évaporé pour s’habiller d’une trouille enveloppée de cette impuissance qui ne m’avait pas vraiment quitté.

mardi 27 février 2018

Ce soir j'avais rendez-vous avec lui (Et avec elle aussi).




Un an. Déjà. J'aurais parié que ça faisait moins ou du moins pas autant. C'est bizarre comme le temps se distend parfois. Quand on perd quelqu'un. Quelqu'un d'important.

C'était une patiente. Une pote. Une patiente-pote et elle me manque. Un an que je passe devant chez elle en lui disant "tu te souviens ?". Oui je te parle quelques fois. Ton canapé, ta boite de thé, la planche de bois sous ta carafe d'eau et ton sourire et tes yeux clairs. Tu te souviens ?

Ton visage qui s'éclairait quand je te parlais des couchers et des levers de soleil que tu adorais tant mais que tu ne pouvais plus aller voir. Je te mimais la forme des nuages du plat de ma main et je te racontais les couleurs et les nuances du ciel. Tu adorais ça. C'était notre rituel à toutes les deux une fois le soin terminé. Comme pour rester sur du beau, sur du "qui ne se termine pas", du "qui ne meurt jamais"...

Ce soir j'étais en tournée et une lumière rose orangée est venue colorer le noir de mon volant et le côté droit de ma joue. J'ai détourné mon visage et je t'ai vu. Magnifique soleil qui se couchait avec toi en son centre, lumineuse. J'étais en retard mais peu importait. La patiente suivante allait grogner mais je m'en fichais. Je me suis arrêtée sur le bas côté et j'ai pris le temps de le regarder. Du temps pour moi, égoïstement pour penser à toi...

lundi 4 septembre 2017

Et ce soir je trinque...





... À toi 💖.

À toi qui m'attendais sur le pas de ta porte tous les jours depuis 4 ans.
À toi qui a fait face avec courage à cette maladie qui te faisait peur.
À toi dont j'ai tenu la main il y a peu, sans te mentir, sans te dire que tout irait mieux.
À toi à qui je vais dire au revoir, pour de bon demain...

Je trinque à toi mon tout-premier-chouchou, mon patient si spécial que je ne sais plus comment qualifier, vraiment.

Et puis le cœur lourd, je trinque à la Vie que tu aimais tant. À celle qui te faisait déboucher des bouteilles de vin avec ces potes dont tu aimais t'entourer, à ce bonheur de t'avoir si souvent trouvé avant le soin dans ton garage auprès de ta bagnole de collection ou autour d'une belle table avec les tiens, les huitres, le vin blanc et cette sauce au beurre blanc que je n'ai jamais su aussi bien faire que toi. À cette vie que tu croquais avec plaisir et que tu avais tellement de peine à quitter.

Je trinque à la Vie des autres, à la vie des tiens, à la mienne aussi que je remercie chaque jour de me permettre de rencontrer des gens comme toi. Tu me manques déjà...

Je suis fière d'être ton infirmière. Même si ce soir j'ai le coeur lourd, même si ce soir je trinque... Laisse moi encore une fois parler de toi au présent, encore une fois, avant demain. Avant que je te dise au revoir, mon patient si spécial...

vendredi 18 août 2017

J'ai la trouille.




Cette poignée je la regarde et je n’ose même pas y toucher. C’est con quand on sait combien de poignées de porte mon métier d’infirmière libérale me fait toucher. Il y a les portes qui grincent, celles qu’il faut forcer un peu, celles qui nécessitent un petit coup d’épaule, celles qui s’ouvrent sans trop d’effort, et il y a la tienne. 
Le service est calme et j’entends à peine les soignantes discuter au fond du couloir. J’ai pris une grande inspiration et je me suis avancée le bras tendu pour toucher la poignée, et d’un coup la porte s’est ouverte. Celle qui sortait de ta chambre a ouvert de grands yeux quand elle m’a vu, un peu surprise peut-être de me voir ici, ta mère.


- Oh ! Vous êtes venus le voir ! 

En fait je ne venais pas vraiment te voir, je venais te dire au revoir. Ta mère est tellement belle et triste si tu savais. Elle a toujours cet air de star de cinéma, mais avec aujourd'hui ce côté Deneuve en deuil. Appuyée contre le mur tout près de moi elle me chuchote des mots terribles à entendre de la bouche d’une mère, même quand le fils aurait l'âge d'être grand-père. Mort, enfant, peine, tristesse, et puis Amour aussi et tendresse beaucoup.
Avec ta mère, je reste à discuter de longues minutes de la mort, de la tienne en fait. Elle s’inquiète et se demande comment ça va se passer. Moi je lui explique ce que j’ai vu lorsque je travaillais en soins palliatifs. Je lui explique qu’une fois le corps en souffrance apaisé, il y a comme une prise de conscience de l’inconscient, que l’âme semble dénouer les derniers nœuds d’une existence et que l’esprit semble prendre du recul, un recul sur sa vie :


- La mort, je la vois un peu comme l’ultime lâché prise d’une vie. On peut lâcher prise et sauter à l’élastique, partir à l’autre bout du monde ou tout plaquer et recommencer en mieux, mais je crois que le lâcher prise le plus difficile dans une vie reste celui de devoir quitter la sienne.

- ... Je crois que je lâcherais plus facilement prise sur ma propre vie que sur celle de mon fils…

mardi 15 août 2017

La petite mort.


Rentrer de l'hôpital et la trouver là, au sol dans mon salon, ses plumes dispersées autour d'elle... Maudire mon chat et son instinct aussi.

Ouvrir la porte de ta chambre et te trouver d'un coup si petit et fragile dans ce grand lit d'hôpital. Perdu dans ces draps qui ne sentent pas cet adoucissant qu'adore ta femme, tu sais le "fraîcheur des montagnes" dont tu t'amusais à me dire qu'il te rappelait vos vacances au ski. Et puis maudire la mort, et la vie aussi.

Tenir la fragile mésange encore tiède et souple au creux de ma main, les plumes de ses ailes prêtes à s'ouvrir, mais les yeux clos et les serres fermées.

Reposer ta main sur la couverture, me dire que c'est la dernière fois que je la sentirais aussi chaude sous ma paume et enlever de mon esprit l'image glauque de ta mort qui n'a jamais été aussi proche pourtant.

Être triste de ces Adieu et laisser exprimer mon bonheur ressenti d'avoir eu a te soigner. Ma fierté d'être ton infirmière, sans oser en parler au passé. Tes larmes que je te demande de ne pas verser en te rappelant le sourire que tu as eu en me voyant te tenir la main à ton réveil.

Tenir la presque mort sous ma paume et la bien réelle au creux de mes deux mains jointes. Deux morts fragiles qui a l'échelle de la Vie importe tellement ou tellement peu finalement...

Mon métier je l'aime et je le déteste tellement dans ces moments là, quand il me donne au fond de la gorge des goût de petites morts, des goûts de plus jamais, d'au revoir qu'on ne sait jamais conclure autrement qu'en reposant sa main sur la couverture.

lundi 3 juillet 2017

Soyez courageuse Madame… Et démerdez-vous.







- Tu veux du sucre ou du miel dans ton thé ?


Elle a versé l’eau chaude dans ma tasse et s’est assise en face de moi en remettant une mèche de cheveux derrière son oreille. Les coudes appuyés sur le bord de la table, elle se réchauffait les mains en entourant de ses paumes sa tasse de café chaud. Elle m’est apparu toute petite d’un coup, et fatiguée. Non, épuisée. Depuis que son mari était hospitalisé, elle soufflait un peu, même si sa pudeur lui interdisait de le confier. Je savais que les derniers jours avaient été difficiles pour elle et je profitais de la fin de ma tournée pour passer prendre de ses nouvelles :


- C’est pas bien ce qu’ils ont fait…


« Ils » c’étaient les médecins de l’hôpital. Elle a détourné les yeux vers son chat qui se frottait contre le pied de la table. Elle avait dit ces quelques mots avec une voix douce, presque susurrée par l’épuisement. Accompagner son conjoint vers la fin de son existence, ce n’est pas rien. C’est un peu comme si ta vie à toi tout entière était en pause. Comme si l’espace-temps qui entourait la maison importait peu alors que, pour être honnête, tu lui en veux tellement à ce putain de temps. 
A ces minutes terribles où, impuissante, tu le regardes vomir. A ces heures interminables dans ton lit où tu fixes le noir de ton plafond, et que tu attends. A ces nuits blanches où tu tends l’oreille en te disant que c’est peut-être fini, et puis tu l’entends et tu te dis qu’il va encore falloir attendre... Ce putain de temps qui te fais culpabiliser de trouver ça long. Le temps qui distend les sentiments en les rendant fins, forts et fragiles à la fois. Le temps, dont tu manques pour profiter de lui, alors même que tu l'implores de passer plus vite, parce que tu n’en peux plus… 

Elle a caressé la tête de son chat qui avait fini par s’installer sur ses genoux.

J’ai soufflé machinalement sur mon thé qui n’était même plus chaud et en relevant les yeux sur elle, je me suis dit que c'était du gâchis. Parce que la maladie leur avait un peu voler la fin de leur vie de couple. Parce qu'elle leur avait épuisé le peu de temps qu'ils avaient à vivre à deux. A l'hôpital, ils n'avaient pas l'air de comprendre ce que c'était que de voir son mari dépérir dans ce lit dans lequel ils ont surement adoré faire l'amour et dans lequel ils ont certainement peur d'attendre la mort. A deux. Toujours.

Depuis les dernières transmissions de mon collègue, j’étais dans une colère dont j’avais du mal à me séparer, solidement accrochée à ma couenne de soignante car engluée dans une tristesse que j’avais du mal à cacher. Celle de voir partir un des patients auquel je tenais le plus…
 

-  Ils l’ont ramené à la maison alors que je les implorais de le garder. Les ambulanciers sont arrivés et on m’a dit qu’il fallait que je fasse preuve de courage pour les prochains jours...


dimanche 16 octobre 2016

La vie c’est comme une part de clafouti.





-  Vous avez bien fait de l’acheter, ce petit pull vous va très bien.


J’ai retiré l’habit que je venais d’acheter et je l’ai rangé dans le sac qui contenait le gilet bleu roi et le collier sautoir que j’avais chiné pendant les soldes d’hiver dans ce magasin de fringues pas chères. Allongée dans son lit d’hôpital, la sexagénaire fatiguée semblait avoir vingt ans de plus. Je lui ai tendu mon collier à 10 € qu’elle a examiné de ses longs doigts secs en prenant le temps de s’intéresser à ce qui semblait avoir de la valeur à mes yeux sans me montrer qu’il n’en avait aucune pour les siens. D’énormes bagues dorées ornées de pierres précieuses semblaient se perdre sur ces phalanges amaigries. Elle était riche, très riche et ma présence à ses côtés en était la triste preuve.


- Je suis fatiguée…


J’ai repris le collier qu’elle gardait contre elle dans ses mains ouvertes, trop épuisée pour me le tendre. J’ai remonté jusqu’à ses épaules ce dessus de lit en patchwork coloré qu’elle gardait toujours sur ses jambes. Ne dépassait plus de la couverture que sa toute petite tête dont le crâne quasi chauve était recouvert d’un fichu en satin rose pâle. Les traits de son visage étaient cernés par la fatigue et le cancer. Elle a légèrement tourné son visage sur le côté en me montrant sa joue creusée, ses yeux se sont fermés et elle s’est endormie. J’ai coupé le son de la radio pour taire la musique classique et j’ai éteint ce néon blanc au-dessus d’elle, désagréable lumière artificielle qui rappelait à nos yeux fatigués que nous étions dans une des chambres de ce service privé de soins palliatifs. 


Je me suis installée dans le fauteuil froid en plastique bleu en face d’elle en tenant ce livre que je n’arrivais pas à terminer. Depuis un mois, je venais trois nuits par semaine dans cette chambre pour veiller ma Dame. Je passais mes nuits d’étudiante en commerce auprès d’elle parce qu’elle avait peur de mourir seule et parce que j’avais besoin d’argent. Je faisais partie d’un réseau de veilleurs de nuit payés au black pour être là « au cas où », pour tenir la main, pour écouter, pour combler le vide de cette chambre que les angoisses nocturnes venaient remplir une fois la nuit tombée. Les infirmières du service se doutaient du pourquoi de ma présence, elles ne posaient pas de questions et semblaient presque soulagées de me savoir auprès de leur patiente inquiète. 


Le visage de la dame s’est retourné vers moi et les yeux toujours fermés elle s’est mise à râler. Les sourcils froncés elle a susurré mon nom. Je suis là, vous avez mal ? Je viens de sonner pour appeler l’infirmière. Je lui ai caressé la main que j’avais sortie de dessous sa couverture pour libérer le cathéter. L’infirmière est arrivée dans la chambre suivie de près par une étudiante. Elle a injecté un produit dans la perfusion et son visage s’est détendu. Elle s’est rendormie. Les soignantes évoluaient autour d’elle comme des chouettes silencieuses, sans un bruit et avec toute la légèreté d’une plume. Leurs gestes étaient doux et leurs voix monocordes détendaient jusqu’à l’os. 
Je venais d’être acceptée à l’écrit des concours d’entrée à l’école d’infirmière et j’allais passer les oraux d’ici quelques semaines. Mon job de veilleuse de nuit n’avait fait qu’amplifier mon choix de quitter ces études de commerce qui ne m’apportaient rien.  
  

Ma Dame toujours endormie, j’ai lâché ce livre dont je n’avais pas lu une page et je me suis levée pour me dégourdir les jambes en faisant les cent pas dans la chambre uniquement éclairée par la lumière chaude des toilettes entrouvertes. La table de chevet près du lit était recouverte de bibelots. Une photo encadrée représentait le portrait d’une belle femme à l’allure autoritaire et puissante. Les cheveux longs bruns-roux retombaient sur un magnifique tailleur rouge et elle tenait contre elle une pochette en cuir noir maintenu par un poignet orné d’un gros bracelet doré. J’avais mis des jours à comprendre que c’était elle, avant. Avant le cancer, avant la solitude de la maladie, avant cette petite mort qui avançait doucement vers elle et qui lui rappelait tous les jours un peu plus ce qu’elle avait de moins en moins. Une nuit, elle m’avait racontée toute sa vie. 

lundi 1 août 2016

Salut, ciao, bye… Au revoir Madame.



- Profitez de votre hospitalisation pour bien vous reposer… 


La vieille dame n’a pas voulu me rendre ma main. Elle a posé son autre main pour tenir la mienne jointe entre les deux siennes. Assise sur sa chaise en paille elle a levé sur moi ses jolis yeux bleus délavés par les années : « Merci, merci, merci… Pour votre gentillesse, vous êtes gentilles, vraiment gentille… ». Et puis la porte d’entrée s’est ouverte. 

L’ambulancier, qui poussait devant lui son lourd brancard, venait de passer la porte de sa maison. En tapant dans l’escalier en bois il y avait eu ce bruit froid et métallique qui avait détourné les yeux de ma vieille patiente des miens. 
Dans l’entrée, un immense brancard l’attendait. Deux draps jaunes pales encore pliés allaient bientôt emmitoufler son tout petit corps maigre et épuisé. Aujourd’hui, elle allait quitter sa maison pour de bon. Parce qu’elle n’avait plus la force de lutter, parce que plus aucun sourire ne relevait les deux coins de sa bouche ridée, parce qu’elle s’était résigné sans vraiment avoir le choix :


- … Les ambulanciers sont arrivés, je dois vous laisser partir. 



Et là je dois vous avouer : j’ai un problème. Je suis des plus nulles pour dire « Au revoir ! ». 

Enfin, je veux dire, je n’ai aucun problème avec l’ « Au revoir » classique à la caissière ou à celui de fin de soirée quand on sait qu’on reverra les gens une prochaine fois. Mon problème à moi, c’est que je déteste profondément les Adieux. Parce que quand on aime les gens, on veut forcément, et par tous les moyens les revoir.  


Du coup, je déteste chercher mes mots pour un « A bientôt ! » qui pue le « A jamais ! ». Je m’agace moi-même de ne pas trouver la formule géniale qui détend ou la phrase qui fait rire pour laisser un souvenir joyeux dans ce qui ne l’est pas. Je me trouve cruche de parfois retenir une larme que je refuse de voir tomber ou de garder au bord des lèvres des mots d’Amour que mon éthique professionnelle refuserait de laisser parler.


Parce qu’il y a des « Au revoir » vraiment difficiles à prononcer… 


Heureusement, il y en a des plus faciles. 
Il y a le classique, simple et rapide « Au revoir ! » au patient qu’on vient de prélever et qu’on raccompagne à la porte de son cabinet. Il y a l’interminable « Bon, bah… C’est pas tout hein mais il faut que j’y aille vraiment… Au revoir… Je vais devoir y aller… Vraiment là… Au revoir… » alors qu’on essai désespérément de s’extraire de la maison de cette vieille dame veuve depuis longtemps, qui a perdu son mari mais pas sa langue et qui continue de vous parler alors que vous avez mis votre ceinture de sécurité, claqué votre portière et qui semble continuer de discuter alors que vous avez tourné au bout de la rue. 
Il y a le redondant « Au revoir ! » qu’on répète tous les jours depuis des années aux même patients semblant à peine fatigués de savoir qu’on leur dira également « Bonjour ! » le lendemain matin encore et toujours. Il y a le « Au revoir, je ne vous dis surtout pas à bientôt ! » et le clin d’œil qui va avec alors que cette femme qu’on dit stérile et qui vient de subir un nombre incalculable d’injections se dit que de ne plus me revoir sera le signe qu’un enfant naitra bientôt, enfin. 

Et puis il y a ce matin…

vendredi 22 juillet 2016

La vie c'est comme une rose : des fois on s'en fout.



Et puis mon téléphone a sonné…

J’étais en pleine tournée de soins, dans les deux premières heures de ma matinée. Les plus tendues, les plus pressées, celles où les soins se succèdent à une vitesse folle. Celle où l’on comprend qu’on aurait dû faire l’impasse sur le maquillage plutôt que sur le petit-déjeuner, celle où l’on voudrait rattraper le temps qu’on a perdu à se décoller du lit.
Devant la porte de cette vieille patiente chez qui je me rendais sans trop d’envie, j’ai entendu mon téléphone sonner dans la poche arrière de mon jean. J’étais dans un des rares endroits où je captais et je savais que si je ne répondais pas maintenant, je ne pourrais pas rappeler la personne avant un bon moment. La voix que j’entendais était hésitante. Elle prenait son temps pour poser des mots que je ne comprenais pas vraiment. Il y a des gens vraiment pas doué pour parler au téléphone, et ce matin je n’avais ni la patience ni l’envie de prendre le temps d’aller à la pêche aux info’ alors je me suis impatientée : « Excusez-moi mais je vous ai mal entendu… Vous pouvez parler plus fort s'il vous plait ? ».

- Euh oui… C’est moi… Voilà… Je voulais juste t’appeler pour te prévenir que… Maman ne rentrera pas comme prévu chez elle aujourd’hui… Elle est décédée hier à l'hôpital… Voilà… Je... Je voulais te remercier tellement, toi et ton collègue pour tout ce que vous avez fait pour elle… Enfin je veux dire… C’est pas facile… Je… 

Bam. 

La claque que je venais de me prendre me plaqua direct' contre le mur qui se trouvait derrière mois. Je l’écoutais se démener avec ses mots. Avec ces mots maladroits entrecoupés de sanglots que je lui avais demandé de reformuler parce que j’étais trop pressée, trop agacée pour tendre l’oreille la première fois. Je me suis sentis tellement con. Des mots moi, je n’en avais plus… J’étais adossée contre le mur blanc de cette façade sale. Je sentais le crépi épais et dur rentrer dans ma peau à travers le léger débardeur que je portais pour cette chaude matinée d’été. 

« Elle est morte. » Je lui ai dit combien j’étais désolée. Je lui ai dit d’embrasser fort sa famille pour moi. Je lui ai dit que je pensais fort à elle et à sa Maman. A toi qui aurais dû mourir chez toi comme tu le voulais, à toi qui sera partie entourée de presque tous tes proches… Et en présence de ces soignants qui n’étaient pas moi... Je me suis sentie con une deuxième fois d’avoir pensé ça. Tu es partie reposée et entourée, c’est tout ce qui importait. Mais j’aurai tellement, vraiment, voulu te revoir une dernière fois… 

« Elle est morte… ». La rose un peu fanée qui se trouvait dans ce vilain rosier qui me faisait face s’est mise à bouger. Un bourdon en train de butiner le peu de pollen qui y restait venait d’en décoller en faisant ce bruit sourd. En repartant il a fait tomber sur les gravillons un pétale rose, très pale. Je me suis accroupie pour le ramasser. Le pétale était très joli et pourtant il provenait d’une rose fanée et d’un rosier vraiment laid qui tentait de survivre au milieu d’un jardin sec et complètement abandonné. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai voulu le garder pour moi ce joli pétale. J’y ai vu comme un signe de toi, et je ne me suis pas sentie con une troisième fois de penser ça. Pour ne pas l’abimer en le mettant dans la poche de mon jean, je l’ai glissé dans mon soutien-gorge, tout contre ma peau, côté cœur.

samedi 30 avril 2016

Deux minutes.




- … Il vient de partir. Les ambulanciers l’ont emmené, il y a seulement deux minutes…

Deux minutes. Putain, deux pauvres minutes… Deux minutes plus tôt et j’aurais pu te prendre la main, j’aurais pu te dire, je ne sais pas moi... Je ne sais pas vraiment ce que j’aurais pu te dire comme belles choses, mais j’aurais tenté de te les dire, c’est sûr, même si je n'ai jamais trop su ce qu'il fallait dire à quelqu'un partant mourir ailleurs.

Il y a eu l’appel de ta femme. 

J’ai décroché alors que j’étais en soin. Tu sais toi que je ne le fais jamais normalement, mais j’ai reconnu ton numéro sur l’écran de mon téléphone. J’ai tout de suite compris que le médecin était passé te voir, qu’il fallait que je fasse vite. Elle me disait que les ambulanciers allaient arriver… 
Mon cœur a fait ce sursaut qui me fait dire qu’un truc est en train de se jouer et qu’il fallait écouter l’instinct. Mais j’étais chez cette patiente qui n’a pas voulu entendre qu’il y avait urgence. Ce n’est pourtant pas mon genre de presser les gens que je soigne tu sais mais elle, elle n’a rien voulu entendre. 

Deux minutes. Deux minutes plus tôt et j’aurais pu m’avancer vers toi et te regarder pour la toute dernière fois. Te dire un peu gauchement « Au revoir » avec une voix qui pu l’Adieu. J’aurais été gênée, toi tu m’aurais peut-être souri et je t’aurais bordé sur ton brancard avec ce drap blanc puant le désinfectant. Mais il y a eu ce tracteur sur la route que je ne pouvais pas doubler et qui m’a obligé à ralentir alors que je roulais trop vite. Le sort s’acharne, j’ai l’impression que la vie refuse que je te dise au revoir… Deux minutes. 

Je me suis garée devant chez toi. L’ambulance avait fait de larges sillons dans les gravillons de la cour. Elle n’était plus là. Deux minutes trop tard, et tu étais parti avec elle…

Je me tenais au milieu du salon. 

Ta femme était assise devant moi sur cette chaise posée au milieu de ce grand espace vide parce que pour mieux laisser passer ton brancard, les meubles avaient été poussés contre le grand living, celui avec les photos de toute ta famille. Elle se tenait les doigts nerveusement en triturant un petit mouchoir blanc à carreaux rouges. Elle avait cette larme au coin de l’œil, tu sais celui qui pleure toujours. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que ton départ avait dû en faire couler une deuxième. Elle était épuisée. Depuis plusieurs semaines, elle gardait l’espoir de te voir tenir le coup encore un peu, mais c’était devenu tellement difficile pour elle, surtout la nuit. Il faut dire que tu étais tellement bien chez toi, avec tous tes bibelots, ton chat et le bruit du frottement des chaussons de ta femme venant vers toi. Ça te donnait toujours le sourire. Mais depuis la veille, ce sourire tu ne l’avais plus vraiment. 

J’avais alerté le médecin parce que je voyais apparaitre sur ton visage ce masque de cire grisonnant que j’avais trop souvent vu dans le service de soins palliatifs où je travaillais avant. Presque du jour au lendemain, tu avais franchi cette étape. Cette putain d’étape dans ta maladie. Celle qui te maintient en vie mais qui d’un coup t’a fait passer dans la catégorie que j’appelle celle des « éclairés » : toujours vivants, pas encore morts, mais très au clair sur le fait que leur existence est en train de se terminer.

On parlait de plus en plus de la mort, de la tienne. Tu m’avais même demandé comment ça se passait après quand on meurt. Je t’avais répondu que je n’en savais fichtre rien, qu’il faudrait que je sois morte pour te répondre mais que du coup je ne serais plus là pour m’occuper de toi. Mourir, c’est le genre d’étape qu’on est obligé de découvrir seul. Qu’il y aurait bien une soi-disant histoire de tunnel avec une lumière au bout et quelqu’un qui t'attendrait. On avait rigolé quand je t’avais dit qu’il y aurait peut-être une nana canon qui te tendrait la main, et tu m’avais répondu : « Alors je veux qu'elle te ressemble, avec une paire d’ailes en plus ! ».

mardi 22 mars 2016

Le pouvoir du Christ ! (Celle qui ne voulait pas mourir)





- Vous êtes sûr que vous n’en voulez plus ?

Pour être honnête, je ne savais déjà pas comment elle avait pu en avaler trois cuillerées. La vieille dame couchée sur le côté repoussait de ses lèvres pincées ma cuillère à moitié pleine de cette gelée vert pâle. De la gelée à la menthe. Je tentais d’appliquer avec soin le protocole établi par sœur Marie-Bernard : « Si elle a soif, tu lui donnes deux petits pots de gelée, si elle n’a pas soif tu ne lui en donnes qu’un. ». Dans tout les cas de figure, le petit pot de gelée était la règle absolue, soif ou pas soif. 

Sœur Marie-Bernard était l’infirmière en chef de la résidence. Sa tunique blanche et le scapulaire noir qui la recouvrait étaient tenus bien serrés contre sa taille fine par une ceinture de cuir très simple. Rien ne laissait deviner que ce corps était mince tant les couches de tissus étaient nombreuses. Seul le rond de son visage était visible. Il était encadré par une guimpe blanche qui camouflait sa coiffure et qui ne laissait apparaitre sur le front qu’une racine de cheveux châtains tirant légèrement sur le gris. Ses mollets fins étaient enserrés dans des chaussettes blanches montées jusqu’aux genoux et venaient se perdre dans de grosses chaussures en cuir noir lacées d’un nœud parfaitement formé aux boucles identiques des deux côtés. La première fois que je l’ai rencontré, c’est ce petit détail qui m’a le plus troublé : la perfection de son nœud de lacet. 
 
Qui pouvait être à ce point maniaque pour ne pouvoir démarrer sa journée sans avoir ajusté de façon parfaite ses lacets de chaussures ? 

Alors qu’elle marchait devant moi en m’expliquant l’historique des lieux dans lesquels j’allais travailler, je regardais ses tout petits mollets et ses immenses chaussures à semelle de caoutchouc. Le pas se voulait rapide, léger et ferme à la fois. Je l’imaginais assise au bord de son lit tôt le matin, penchée sur ses chaussures en train de retirer méticuleusement la boucle de gauche pour qu’elle atteigne avec exactitude, la même taille que sa voisine de droite.

- Vous avez compris ? Ici, on ne jette pas les gants en latex. On les lave au savon et on les fait sécher ici, sur cette corde à linge.

dimanche 31 janvier 2016

Quand "intolérance" rime avec "si tu savais c'que je pense !".



- C’est à c’t’heure là qu’tarrives ?!

Vingt minutes. J’avais vingt minutes de retard. Ce n'était pas non plus énorme, mais pour lui, tout était toujours trop. Trop de pluie, trop de soleil, trop de bruit, trop de silence, trop en avance et aujourd'hui trop en retard, bah tiens tu penses que celle là je ne m'y attendais pas... Sur le chemin qui menait chez lui, je m'amusais tous les jours à deviner le "Trop du jour" et avec quel amabilité il allait me le servir. Un "T'es en r'tard !" avec un froncement de sourcil ? Un "Tu m'avais oublié ou quoi !" avec un mouvement de menton vers le haut ? Ou un "Il est pas trop tôt !", ou trop tard en l’occurrence avec à chaque fois ce ton sec et mielleux, un mélange sucré-salé à te filer des aigreurs pour le reste de la tournée...
 
Mon coup de sonnette avait précédé mon entrée dans cette maison qui sentait le renfermé, le pas aéré. Une espèce d’odeur intemporelle qui n’avait surement pas bougée depuis des décennies. Le petit père m’attendait debout dans son entrée, les bras tendus enserrant fermement son déambulateur :

- T’as vu l’heure !

Ah tiens celle là ça faisait longtemps que j'y avais eu le droit... Je lui ai simplement répondu « Bonjour ! » avec le sourire qui va bien. Ce sourire que l'intolérance refusait de lui coller sur son visage, ce sourire qui va au-delà de la politesse, parce qu'avant de se faire engueuler on mériterait au moins d'être salué. Je suis allée poser mes affaires dans son salon. La pièce était sombre et tout les meubles semblaient s’être accordés sur une seule couleur : le marron. Il y avait cette odeur d’urine et de pâté pour chat. Ça sentait la poussière, l'eau de Cologne pas cher . Ça sentait la rancœur et l’enfermement sur soi, celui qui isole de l’autre.

- Demain, ‘faudra être à l’heure !

J’étais habituée à ce ton qui se voulait parfois agressif mais toujours sans réelle méchanceté. Depuis le premier jour j'avais pris le parti de le laisser grogner pour ne pas me fatiguer. Ainsi, tous les jours j’avais le droit à ma dose de « Pfff », de « Roooh », de « Z’êtes en retard ! » même lorsque j’étais en avance, mais je laissais toujours couler... Jusqu'à ce soir là. Parce que j’étais fatiguée. Fatiguée de ma tournée. Fatiguée par la précédente patiente qui avait absorbé mes derniers pourcentages d’empathie, de patience et de bienveillance :

« Oui, je suis en retard, mais en ce moment on doit s’occuper d’une dame en fin de vie. Une dame juste avant vous. Et parfois, et bien elle nous prend plus de temps et c’est bien normal… Si vous étiez à sa place, vous apprécierez de nous savoir présents, non ? »

Le vieil homme a baissé les yeux vers sa savate gauche, celle avec un gros trou sur le côté. Il a soufflé toute l’exaspération possible entre ses lèvres serrées et j’ai senti le "cause toujours !", le "t’es tellement en retard que j’aurais bien le temps de crever d’ici là moi aussi !". Ma dernière goutte de bienveillance venait d’être avalée par son agacement et je sentais au fond de moi comme un bruit de canette vide. Au fur et à mesure où je me vidais je sentais monter en moi un agacement, une exaspération voire une quasi-colère refoulée depuis longtemps et nourris par chacune de mes entrées chez lui accueilli à coups de râles, de sourcils froncés et de sourires enfoncés au plus profond de soi. D'un coup, j'en ai eu marre. Marre de lui... Je me suis avancée vers lui et je me suis imaginé le prendre par les épaules et lui dire droit dans les yeux

jeudi 8 octobre 2015

Palliatif, ou comment broder avec des fleurs.





« Vous rêvez d’une chevelure plus épaisse ? Un actif révolutionnaire, le filoxane, qui créé de la matière à l’intérieur de la fibre pour augmenter son diamètre. La fibre se gorge de matière, pour une chevelure plus épaisse sous vos doigts. Voluptueuse, luxuriante : une vraie épaisseur, enfin ! ». 
La publicité pour le shampooing tranchait terriblement avec la vision que m’offrait le crâne clairsemé, voire quasi chauve, de ma patiente assise face à la télévision.

La pub diffusée sur l’écran géant résonnait fortement dans le salon. Ma patiente, assise le regard perdu au plus près de sa télévision, semblait totalement absorbée par ces publicités criardes. L’écran comblait le vide de cette maison plongée dans le silence. L’écran ramenait un peu de vie artificielle dans ces journées de solitude. La petite dame était seule. Son mari partait tôt pour son travail et leur fille unique avait quitté la maison depuis déjà plusieurs années. Le chat faisait quelques apparitions en vue de se remplir le ventre après s’être frotté aux jambes de sa silencieuse maitresse. 

Une émission sur le jardinage débutait. Ma patiente était calme. Je me tenais accroupie à ses côtés, ni trop loin, ni trop prêt, choisissant la juste distance nécessaire pour lui montrer que j’étais là pour elle, mais sans m’imposer et sans la brusquer. Des métastases cérébrales lui provoquaient de lourds moments d’absence. C’était comme si un mode « reset » se mettait en place dans son cerveau. 
Elle oubliait alors presque qui j’étais, pourquoi j’étais là et je devais redoubler d’ingéniosité pour la soigner sans qu’elle me rejette. J’y étais habituée. Ces moments d’absence n’avaient jamais duré bien longtemps. Jusqu’à présent… Depuis quelques temps la communication devenait de plus en plus difficile. Les tumeurs, trop nombreuses et mal situées dans son encéphale, exerçaient des pressions constantes sur son cerveau. Les « Bonjour ! » et les « Comment ça va ce matin ? », n’obtenaient plus de réponse de sa part. Le silence prenait sa place au fur et à mesure que son cancer s’étendait… Je m’y étais préparée. Nous étions là pour ça. Pour faire du « Palliatif ».

Le terme m’avait été énoncé dès le départ par l’infirmière du service de cancérologie qui la suivait et qui m’avait contacté pour que je m’occupe de cette patiente dès sa sortie. « Palliatif ». Bam ! Le mot qui sonne comme un couperet et qui finit avec une syllabe quasiment susurrée. De peur de le dire trop fort, « palliatif », c’est un mot qui se chuchote. Ce mot m’avait toujours fait penser à une espèce de remède un peu parallèle qu’on administrerait en plus et qui résonnait un peu comme un « à défaut de » : « Vous êtes en palliatif Madame oui oui… Non, c’est juste parce que bon, on a plus de médicaments qui marchent pour vous, alors on pallie en quelque sorte quoi… Oui, on brode autour de vous, pour vous accompagner au mieux vers la fin, entourée de moult jolies broderies ! ». 
C’était un peu ça. Je brodais autour. Des kilomètres de jolies broderies entouraient ma patiente depuis des mois. De quoi la tenir au chaud pour l’hiver, si tant est qu’elle tienne jusque là…

Sans brusquer ni ma patiente ni son mari j’utilisais des termes génériques ne parlant ni de « cancer », ni de « palliatif », attendant que ces mots viennent d’eux-mêmes. « Ne jamais aller plus vite que ce que ton patient est capable d’entendre », et parfois ces mots n’arrivent jamais. Peu importe. Je m’alignais donc à leur vocabulaire, parlant de « son problème à la tête », de « ses soucis au foie». Le vocabulaire technique était inexistant, mais ce n’était pas le plus important. Ma patiente et son mari n’attendait pas de moi que je me la pète derrière des termes techniques hyper-professionnels qu’ils n’étaient pas capable de comprendre et d’entendre. Ils attendaient simplement de moi que j’avance à leur rythme. Alors s’il fallait parler « machin et truc », je parlais de « machin » et de « truc ».

- Ohhh...

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...