(Handmade Human Heart - Charlotte Le Bon) |
- Vous auriez dû me dire. Me dire qu’il allait mourir…
J’ai relevé les yeux de la veine
de ma vieille patiente que j’étais en train de prélever. Elle avait parlé avec
une voix douce, presque susurrée. Ses yeux étaient tristes sans être déprimés, lumineux
mais pas franchement joyeux. Elle avait le regard de ceux qui font leur deuil,
de ceux qui donnent le change en répondant « ça va ! » alors que
non, ça ne va pas. Mais ça fait tellement longtemps que ça ne va plus, qu’ils
ont peur d’emmerder les gens. Elle fait son deuil ma patiente. Qu’elle est
conne cette expression... « Faire son deuil, ça prend du temps !»,
on dirait les conseils pour réussir une bonne tarte. Le deuil, on ne le fait
pas, on fait avec, point. Et tu auras beau surveiller dedans de temps en temps
pour être sûr que rien ne brûle, que rien ne foire, le deuil aura toujours ce
goût dégueulasse qui ne donne pas envie de se resservir une part.
Deux ans plus tôt, c’était la
veine de son mari que je prélevais pour la première fois. Il était fatigué alors le
médecin avait prescrit un bilan sang complet, au cas où, et il avait eu le nez
fin. Je suis repassée peu de temps après pour prélever le bilan pré-scanner et
puis ensuite régulièrement pour prélever chacun des bilans sang avant ses chimio'.
Sa veine, je la revois encore. Celle de gauche, pas celle de droite. L’angle parfait,
pénétrer de temps et pas plus pour faire jaillir le sang. Je la connaissais par
cœur. Un peu comme lui, depuis, avec le temps…
Et puis un jour, j’ai vu que rien
n’allait plus. Je savais depuis le départ que ce jour allait arriver. Comme si
au premier bilan j’avais compris, anticipé, capté qu’il était condamné. Je déteste avoir raison parfois. Le
diagnostic du médecin était bon, mais le pronostic était mauvais. Mon patient
avait écouté l’oncologue mais il n’avait pas entendu. Il n’avait pas compris ou
ne voulait pas comprendre. Cancer, métastase, tumeur… Et puis c’est quoi ces
mots ? « Tumeur » ? Il suffit de trancher le mot en deux
pour avoir peur… Avec mon collègue, nous avancions à son rythme. Il préférait
parler de « problème » plutôt que de « cancer », soit. Il aurait
pu dire truc, machin, chose ou même l’appeler « mon connard » comme l’avait
fait un ancien patient, j’aurais utilisé le même langage que lui. On ne va
jamais plus vite que ce que le patient est capable d’entendre, c’est un
principe.
On aimerait leur dire des choses à ceux qu’on
soigne.
Leur dire « vous avez un cancer, vous allez mourir ». Leur
avouer « on ne peut rien pour vous, la partie est perdue », comme si
c’était un jeu, comme s’il y avait quelque chose à gagner. J’aimerai leur dire
combien je me sens parfois impuissante de leur tenir la main et de les écouter
me dire que ça ira mieux demain, parce qu’ils sont simplement fatigués… J’aimerai
leur dire combien je me sens mal parce que leur truc, leur machin, leur connard
est en train de les priver de la vie et que je ne peux rien leur dire parce qu’ils
ne sont pas prêts, parce qu’ils refusent d’entendre, parce qu’ils veulent garder
leurs œillères pour profiter de leur vie, à leur façon, sans savoir…
J'aimerais dire à certains patients que je suis fatiguée de les entendre se plaindre d'un rien alors qu'il se passe tellement de choses tristes deux maisons plus loin. Leur dire que ce matin je n'avais pas envie d'aller les soigner parce que chez eux ça pue l'angoisse, parce que leur maison me déprime, parce que même lorsqu'il fait beau ils trouvent le moyen de dire que ça ne durera pas. J'aimerai dire à d'autre que je les aime de ces sentiments si étranges qui naissent parfois entre une compresse et une aiguille. Leur dire qu’égoïstement je voudrais qu'ils ne guérissent pas trop vite, qu'ils ne meurent pas non plus... Parce que ma tournée de soins sans eux sera tellement triste.
Mon vieux patient est mort sans
comprendre qu’il était mourant. Sa femme ne l’avait pas compris non plus. Ça a été brutal d'ouvrir les yeux d'un coup. Comment se résigner à voir l’autre partir pour de bon quand on l’a vu revenir
chaque jour pendant presque soixante ans de sa vie…
J’ai retiré l’aiguille de la
veine de la vieille dame. Et alors que je scotchais le coton boule au plis de
son coude, je lui ai dit :
- J’aurais voulu vous dire
tellement de choses…
Elle a posé sa main sur mon
avant bras et a souri. Un sourire triste et heureux. Un sourire étrange tout droit
sorti de son deuil. Elle avait compris, sans que je lui en dise davantage, que
parfois le pire pour un soignant, c’est justement parfois devoir garder le
silence…
[ Photo : Charlotte Le Bon ]