- Ah oui oui, j’ai vu à la télé
l’autre jour, y’avait des infirmières qui parlaient de leurs conditions de
travail et tout. C’est vrai que vous avez pas un boulot facile hein… Vraiment
dur et ingrat des fois.... ‘Pis vous êtes mal payé… Mais c’est un beau métier hein attention !
Mais moi j’voudrais pas l'faire…
« J’voudrais pas l'faire… ».
Le gentil petit père qui me
tendait le bras pour sa prise de sang semblait presque peiné pour moi que je
sois infirmière. Que je sois celle qui tenait l’aiguille à la recherche de
l’unique micro veine dans le pli de son coude, pour 3€04 net. Que je sois
celle qui venait laver, habiller sa femme dans une maison inadaptée pour 5€20 net
la demi-heure. Que je sois celle qui parcourais les kilomètres au milieu
des champs qui les séparaient du bourg dans lequel ils ne pouvaient plus se
rendre, pour 2€50 à chacun de mes déplacements…
Mais voilà même si mon métier est parfois « dur et ingrat », mes patients restent le
formidable moteur de ma motivation à démarrer tous les matins. Grâce à eux, je
n’ai presque pas besoin d’un pied de biche pour me décoller du matelas. Parce
que je sais que ma petite-mamie-soleil va me sourire comme la veille, parce que je sais que mon autre patient-chouchou me
demandera comment je vais moi et que ça me touchera comme la dernière fois,
parce que je sais que sans mes soins, beaucoup de mes patients ne pourraient pas
rester chez eux à profiter de ces maisons qui les ont parfois vu naitre..
Mais alors que j'aime profondément mon métier, ceux que je soigne me font parfois l’effet d’un morceau de sucre dans le réservoir tellement certaines de leurs réflexions,
volontaires ou non, ralentissent voire stoppent mon envie de continuer à
aider l’autre :
« Vous êtes en retard !... Et c’est déjà bien assez cher !...
Vous trouvez pas ma veine alors que vot’ collègue, lui, il y arrive toujours !...
Vous êtes en avance !... Ah parce que vous travaillez aussi le dimanche et
à Noël ? Vous avez une sale mine ce matin !... Ah mais si, je suis
sûr de vous avoir payé !... Ah bah pour une fois vous êtes à l’heure !... ».
« J’voudrais pas l'faire… ». Voilà ce qu'il m'a dit ce matin. Quelques mots tout cons comme autant de petits sucres dans mon moteur un poil fatigué je dois l'avouer. Et
d’un coup, sans crier gare, je n’ai plus eu envie. Je me suis garée sur le bas-côté tout près de ce grand chêne, un des rares endroits où je captais suffisamment pour écouter mon répondeur :
- Oui bonjour, voilà, je voulais
savoir si vous pouviez venir voir mon pied parce que la plaie coule beaucoup et
ça sent quoi… Ça sent pas bon en fait. J’ai une ordonnance mais le chirurgien m’a
dit de faire mes pansements moi-même parce que je n'avais pas besoin d'une infirmière… Mais là ça
fait dix jours que c’est rouge et ça coule et ça fait mal, voilà. Je serais chez moi qu’en
début d’après-midi parce que je dois sortir faire des courses. A tout à l’heure !
Pfff.
J’ai reposé ma tête contre le
siège de ma voiture en soufflant ce bruit de ras le bol, comme si mon envie se dégonflait. Quelques semaines plus tôt s'étaient des injections ratées d'anticoagulants que j'avais dû rattraper chez une dame et peu de temps après s'était carrément des agrafes qu'un patient s'était enfoncé profondément dans la peau en voulant les enlever lui-même parce que son médecin lui avait dit qu'il n'avait pas besoin d'infirmière pour faire ça si il se procurait un ôte-agrafe... J'ai imaginé ces médecins dire à leurs patients combien mon travail était inutile et j'en ai eu marre, d'un coup, qu'on puisse supposer que je ne serve à rien. Et comme un engrenage à la con, je me suis mis à penser à tout ce que j'essayais de mettre de côté durant ma tournée pour ne pas parasiter mes soins et cet esprit « Full-of-love » avec lequel j’essayais de soigner chacun de mes patients.
J'ai repensé aux cinq infirmiers qui s'étaient donné la mort cet été et à notre profession toujours dans l'attente que notre Ministre exprime une peine qui ferait écho à la notre. J'ai repensé à sa réponse sous la forme d'une «Prévention des risques psychosociaux-bla-bla-bla-ressers-moi-un-café» alors qu'on aurait besoin d'actions concrètes et non de tables rondes qui ne feraient que confirmer ce que l'on sait déjà : on a besoin de moyens et qu'on arrête d'associer la santé à la rentabilité. J'ai repensé à
l'infirmière et à cette kiné libérale abattues il y a deux ans pendant leur tournée de
soins et dont on a jamais entendu parlé dans les médias. J'ai repensé à ce patient qui me doit 17€ et qui refuse de me payer malgré mes relances depuis deux mois.
J'ai repensé à la visite annuel de l'agent de la CPAM la semaine dernière à mon cabinet et qui a conclu notre entretien par un : « Nous allons augmenter les contrôles concernant les IK (le paiement des déplacements hors commune) et les tarifications de nuit, attention à vous ! » alors que ces deux points ne concernaient même pas mes soins. Je me suis dis que j'étais une fraudeuse avant même de l'être, je me suis dis qu'on se foutait bien de ne pas me payer, je me suis dis qu'on se foutait bien que les patients mettent leur santé en danger et qu'on en avait rien à faire que les soignants aillent mal... Je me suis dis que j'étais un citron.
J'ai regardé mes mains qui tenaient fermement le volant, pas décidées à passer la première. Je me suis revu regarder ces mêmes mains la veille au soir. Posées sur le clavier de mon ordinateur et ces doigts qui ne savaient plus quoi écrire alors que je relisais pour la énième fois le message de cette jeune femme en souffrance que j'avais reçu sur mon blog :
- Je suis émue et enragée car il n'y a pas eu cinq infirmiers suicidés cet été, mais 6. La sixième, c'est ma Maman. Un lundi matin, elle n'a plus eu la force de se lever pour aller travailler. Elle était infirmière. C'était le 4 juillet, elle avait 48 ans.
J'ai dégluti une boule de tristesse aromatisée à la colère dont l'amertume me fit monter les larmes... A l’époque de mes coups de mou à l’hôpital, je refilais mon couloir
à ma collègue en l’implorant de me laisser descendre fumer une clope deux minutes. Mais en
libérale j'étais seule et j’avais eu depuis, l’excellente idée d’arrêter de
fumer. 'Chié.