vendredi 26 avril 2019

Leur dire des choses...

(Handmade Human Heart - Charlotte Le Bon)



- Vous auriez dû me dire. Me dire qu’il allait mourir…

J’ai relevé les yeux de la veine de ma vieille patiente que j’étais en train de prélever. Elle avait parlé avec une voix douce, presque susurrée. Ses yeux étaient tristes sans être déprimés, lumineux mais pas franchement joyeux. Elle avait le regard de ceux qui font leur deuil, de ceux qui donnent le change en répondant « ça va ! » alors que non, ça ne va pas. Mais ça fait tellement longtemps que ça ne va plus, qu’ils ont peur d’emmerder les gens. Elle fait son deuil ma patiente. Qu’elle est conne cette expression... « Faire son deuil, ça prend du temps !», on dirait les conseils pour réussir une bonne tarte. Le deuil, on ne le fait pas, on fait avec, point. Et tu auras beau surveiller dedans de temps en temps pour être sûr que rien ne brûle, que rien ne foire, le deuil aura toujours ce goût dégueulasse qui ne donne pas envie de se resservir une part.

Deux ans plus tôt, c’était la veine de son mari que je prélevais pour la première fois. Il était fatigué alors le médecin avait prescrit un bilan sang complet, au cas où, et il avait eu le nez fin. Je suis repassée peu de temps après pour prélever le bilan pré-scanner et puis ensuite régulièrement pour prélever chacun des bilans sang avant ses chimio'. Sa veine, je la revois encore. Celle de gauche, pas celle de droite. L’angle parfait, pénétrer de temps et pas plus pour faire jaillir le sang. Je la connaissais par cœur. Un peu comme lui, depuis, avec le temps…
Et puis un jour, j’ai vu que rien n’allait plus. Je savais depuis le départ que ce jour allait arriver. Comme si au premier bilan j’avais compris, anticipé, capté qu’il était condamné. Je déteste avoir raison parfois. Le diagnostic du médecin était bon, mais le pronostic était mauvais. Mon patient avait écouté l’oncologue mais il n’avait pas entendu. Il n’avait pas compris ou ne voulait pas comprendre. Cancer, métastase, tumeur… Et puis c’est quoi ces mots ? « Tumeur » ? Il suffit de trancher le mot en deux pour avoir peur… Avec mon collègue, nous avancions à son rythme. Il préférait parler de « problème » plutôt que de « cancer », soit. Il aurait pu dire truc, machin, chose ou même l’appeler « mon connard » comme l’avait fait un ancien patient, j’aurais utilisé le même langage que lui. On ne va jamais plus vite que ce que le patient est capable d’entendre, c’est un principe.

On aimerait leur dire des choses à ceux qu’on soigne. 

Leur dire « vous avez un cancer, vous allez mourir ». Leur avouer « on ne peut rien pour vous, la partie est perdue », comme si c’était un jeu, comme s’il y avait quelque chose à gagner. J’aimerai leur dire combien je me sens parfois impuissante de leur tenir la main et de les écouter me dire que ça ira mieux demain, parce qu’ils sont simplement fatigués… J’aimerai leur dire combien je me sens mal parce que leur truc, leur machin, leur connard est en train de les priver de la vie et que je ne peux rien leur dire parce qu’ils ne sont pas prêts, parce qu’ils refusent d’entendre, parce qu’ils veulent garder leurs œillères pour profiter de leur vie, à leur façon, sans savoir…
J'aimerais dire à certains patients que je suis fatiguée de les entendre se plaindre d'un rien alors qu'il se passe tellement de choses tristes deux maisons plus loin. Leur dire que ce matin je n'avais pas envie d'aller les soigner parce que chez eux ça pue l'angoisse, parce que leur maison me déprime, parce que même lorsqu'il fait beau ils trouvent le moyen de dire que ça ne durera pas. J'aimerai dire à d'autre que je les aime de ces sentiments si étranges qui naissent parfois entre une compresse et une aiguille. Leur dire qu’égoïstement je voudrais qu'ils ne guérissent pas trop vite, qu'ils ne meurent pas non plus... Parce que ma tournée de soins sans eux sera tellement triste. 

Mon vieux patient est mort sans comprendre qu’il était mourant. Sa femme ne l’avait pas compris non plus. Ça a été brutal d'ouvrir les yeux d'un coup. Comment se résigner à voir l’autre partir pour de bon quand on l’a vu revenir chaque jour pendant presque soixante ans de sa vie…

J’ai retiré l’aiguille de la veine de la vieille dame. Et alors que je scotchais le coton boule au plis de son coude, je lui ai dit :

- J’aurais voulu vous dire tellement de choses…

Elle a posé sa main sur mon avant bras et a souri. Un sourire triste et heureux. Un sourire étrange tout droit sorti de son deuil. Elle avait compris, sans que je lui en dise davantage, que parfois le pire pour un soignant, c’est justement parfois devoir garder le silence…


[ Photo : Charlotte Le Bon ]

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...