samedi 30 avril 2016

Deux minutes.




- … Il vient de partir. Les ambulanciers l’ont emmené, il y a seulement deux minutes…

Deux minutes. Putain, deux pauvres minutes… Deux minutes plus tôt et j’aurais pu te prendre la main, j’aurais pu te dire, je ne sais pas moi... Je ne sais pas vraiment ce que j’aurais pu te dire comme belles choses, mais j’aurais tenté de te les dire, c’est sûr, même si je n'ai jamais trop su ce qu'il fallait dire à quelqu'un partant mourir ailleurs.

Il y a eu l’appel de ta femme. 

J’ai décroché alors que j’étais en soin. Tu sais toi que je ne le fais jamais normalement, mais j’ai reconnu ton numéro sur l’écran de mon téléphone. J’ai tout de suite compris que le médecin était passé te voir, qu’il fallait que je fasse vite. Elle me disait que les ambulanciers allaient arriver… 
Mon cœur a fait ce sursaut qui me fait dire qu’un truc est en train de se jouer et qu’il fallait écouter l’instinct. Mais j’étais chez cette patiente qui n’a pas voulu entendre qu’il y avait urgence. Ce n’est pourtant pas mon genre de presser les gens que je soigne tu sais mais elle, elle n’a rien voulu entendre. 

Deux minutes. Deux minutes plus tôt et j’aurais pu m’avancer vers toi et te regarder pour la toute dernière fois. Te dire un peu gauchement « Au revoir » avec une voix qui pu l’Adieu. J’aurais été gênée, toi tu m’aurais peut-être souri et je t’aurais bordé sur ton brancard avec ce drap blanc puant le désinfectant. Mais il y a eu ce tracteur sur la route que je ne pouvais pas doubler et qui m’a obligé à ralentir alors que je roulais trop vite. Le sort s’acharne, j’ai l’impression que la vie refuse que je te dise au revoir… Deux minutes. 

Je me suis garée devant chez toi. L’ambulance avait fait de larges sillons dans les gravillons de la cour. Elle n’était plus là. Deux minutes trop tard, et tu étais parti avec elle…

Je me tenais au milieu du salon. 

Ta femme était assise devant moi sur cette chaise posée au milieu de ce grand espace vide parce que pour mieux laisser passer ton brancard, les meubles avaient été poussés contre le grand living, celui avec les photos de toute ta famille. Elle se tenait les doigts nerveusement en triturant un petit mouchoir blanc à carreaux rouges. Elle avait cette larme au coin de l’œil, tu sais celui qui pleure toujours. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que ton départ avait dû en faire couler une deuxième. Elle était épuisée. Depuis plusieurs semaines, elle gardait l’espoir de te voir tenir le coup encore un peu, mais c’était devenu tellement difficile pour elle, surtout la nuit. Il faut dire que tu étais tellement bien chez toi, avec tous tes bibelots, ton chat et le bruit du frottement des chaussons de ta femme venant vers toi. Ça te donnait toujours le sourire. Mais depuis la veille, ce sourire tu ne l’avais plus vraiment. 

J’avais alerté le médecin parce que je voyais apparaitre sur ton visage ce masque de cire grisonnant que j’avais trop souvent vu dans le service de soins palliatifs où je travaillais avant. Presque du jour au lendemain, tu avais franchi cette étape. Cette putain d’étape dans ta maladie. Celle qui te maintient en vie mais qui d’un coup t’a fait passer dans la catégorie que j’appelle celle des « éclairés » : toujours vivants, pas encore morts, mais très au clair sur le fait que leur existence est en train de se terminer.

On parlait de plus en plus de la mort, de la tienne. Tu m’avais même demandé comment ça se passait après quand on meurt. Je t’avais répondu que je n’en savais fichtre rien, qu’il faudrait que je sois morte pour te répondre mais que du coup je ne serais plus là pour m’occuper de toi. Mourir, c’est le genre d’étape qu’on est obligé de découvrir seul. Qu’il y aurait bien une soi-disant histoire de tunnel avec une lumière au bout et quelqu’un qui t'attendrait. On avait rigolé quand je t’avais dit qu’il y aurait peut-être une nana canon qui te tendrait la main, et tu m’avais répondu : « Alors je veux qu'elle te ressemble, avec une paire d’ailes en plus ! ».


Et puis, j’ai commencé à sentir l’angoisse monter dans tes propos. Tu voulais rester chez toi, tu voulais partir, mais tu voulais revenir aussi. Tu t’inquiétais beaucoup, et qui t’en aurais voulu : « 82 ans, ça passe beaucoup trop vite ! ».
 
D’un coup, j’ai senti dans ta voix le regret des actes manqués, des rendez-vous loupés, des choses que tu avais eu la flemme de faire, des fois où tu t’étais dit « On verra plus tard ». Alors j’ai commencé à te demander de me parler de tes premières fois. Ta première cuite à douze ans, ton premier baiser à la sortie de l’école, tes premières billes gagnées et perdues par le trou de ta poche, ta première bagarre avec celui qui avait osé insulter ton père, et la première fois que tu avais enlacé une femme… 
Ta fatigue t’a laissé esquisser un sourire en coin, tes yeux se sont mis à briller et les miens se sont brouillés. On ne pouvait plus beaucoup parler les jours qui ont suivis. Ta bouche était ouverte, mais seul un râle en sortait. Moi je continuais à te parler de la vie pour t’y rattacher encore un peu. A ces narcisses en fleur en bas de ta fenêtre, à ce soleil qui irradiait ta chambre, à ces gants d’eau chaude sur ton front, à mes mains dans les tiennes et sur ta peau pour rappeler à ton corps que tu étais encore là...

Ta femme a levé les yeux vers moi :

- Le médecin est venu pour le faire hospitaliser. Mais il a dit qu’il n’y aurait pas de place dans le service avant demain, alors il va aller aux urgences en attendant…

Sur un brancard. Tu allais mourir sur un brancard. J’étais en colère. Profondément en colère. 
J’ai détourné la tête vers la fenêtre pour ne pas qu’elle le remarque. J’ai vu tes fleurs dehors… Comment pouvait-on laisser une existence aussi longue et incroyable se terminer sur un brancard au milieu de soignants qui ne te connaissent pas ? Loin de ton chat, de ta femme, loin de ses chaussons qui frottent le sol, loin de ton soleil et de tes narcisses… J'ai entendu renifler. Je l’ai regardé, les larmes coulaient maintenant des deux yeux :

- Le médecin a dit que ça aurait été mieux dès le départ que je le laisse en convalescence comme il me l’avait conseillé… Le médecin lui, il voulait le laisser là-bas. Mais moi j’ai insisté pour qu’il rentre… ‘J’aurais pas dû… Elle s’est essuyé le nez et les yeux avec son mouchoir tout chiffonné.

La colère a laissé place à la rage. 

Mais merde à la fin ! C’est quoi ces propos de médecin ? Et quand bien même tu aurais dû rester dans ton centre de convalescence, le fait est que tu en étais sorti et que tu étais heureux chez toi. A quoi ça servait d’aller rajouter une couche de culpabilité sur cette femme qui se pensait maintenant responsable de la façon dont tu avais terminé ta vie ? Alors devant ses larmes et ce sentiment dégueulasse de culpabilité qui lui collait à la couenne, je me suis assise en face d'elle et je suis allée contre la promesse que je t’avais faite : « Tout ce qui se dit ici, reste dans cette chambre », et je lui ai parlé de toutes ces belles choses que tu m'avais confié sur ta vie, sur toi, sur elle. Toutes ces confidences en or qui seraient restées en toi si tu n'étais pas rentré chez vous. Je lui ai raconté certaines de tes premières fois. Et notamment de la première femme que tu avais enlacée, celle qui se tenait devant moi. 

Elle m’a remercié. Un tout petit merci pudique qui a pris une place immense dans mon cœur de soignante ce matin-là. Les deux minutes qui m’avaient éloignée de toi, m’auront peut-être permis de me rapprocher d’elle.


Bonus-chouchou : Depuis, j’ai beaucoup repensé à lui et je n’ai eu de cesse de me demander si la nana qui l'avait accueilli au bout du tunnel me ressemblait vraiment, si j'avais un sosie dans la lumière et si elle lui avait payé un verre comme j'aurais promis de le faire si ça avait été moi... 

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...