- Ooooh, ils nous font suer avec
ça ! Ça intéresse personne de toute façon !!
Le « ça », c’était l’édition spéciale en direct sur les deux
prises d’otage au lendemain du carnage de Charlie Hebdo, et qui l’empêchait de
voir son jeu-télé préféré devant lequel elle adorait se gausser, faisant rebondir son opulente poitrine.
Elle,
c’était une de mes patientes "plaintive chronique". Chez elle, rien n’allait
jamais. Pour elle, rien n’était suffisamment bien. Autour d’elle, rien n’était
jamais comme elle le voulait. Cette vieille dame était une plainte à elle toute
seule, enserrée dans une robe à fleur à moitié cachée par une blouse verte au
liseré bleu.
Elle était rendue à un âge où le nombre d’années l’éloignait de
plus en plus de sa naissance pour la rapprocher de ce qu’elle devait percevoir
comme une délivrance, tant sa vie lui semblait être un fardeau. Une existence
remplie de plaintes qui l’empêchaient certainement de profiter des petits
bonheurs que la vie aurait pu lui offrir. Je ne sais pas si cette vieille femme
avait un jour aimé sa vie. Quoi qu’il en soit, elle avait fait le choix de ne
pas partager celle des autres, celle de ceux qui l’entoure ou qui vivent de
l’autre côté de l’écran. Elle avait préféré éteindre la télévision.
Ce jour là, j’enchainais ma
quatorzième journée travaillée sans interruption. J’étais fatiguée. Ce matin là, je
m’étais réveillée les yeux lourds, le cœur creux, l’âme meurtrie et l’esprit
perdu comme un lendemain de deuil. Je n’avais pourtant perdu personne de ma
famille. Je venais seulement de perdre un peu plus foi en l’humain.
La veille,
douze personnes d’une rédaction tombaient sous les balles d’armes automatiques
parce que leurs idées, leurs dessins, n’étaient pas partagées par ceux qui les
pointaient de leurs armes. Cette cruauté, cette censure n’était pas nouvelle. Combien
d’autres ont été pris en otage ou abattu en dehors de nos frontières? On
en entend régulièrement parler sur les grandes chaines, mais soyons honnêtes,
lorsque cela se déroule à l’étranger, rien n’est pareil, ça n’a pas le même
impact.
C’est malheureux, mais il m’aura fallu attendre cette nuit, l’obscurité
de ma chambre et mon regard perdu cherchant mon plafond dans le noir, pour
prendre conscience que je n’avais peut être pas assez ouvert mon cœur à ce qui
pouvait se passer de l’autre côté de mon pays, à ceux qui subissaient la
censure de l’autre côté de ma si jolie France. Cette nuit là, je me suis sentie
privilégiée et en danger dans ma liberté de penser. Je me suis sentie égoïste,
seule et impuissante. Mes yeux se sont embués. J’ai mal dormi.
J’ai terminé mon soin sans rien
dire, ce qui est assez rare. J’étais habituée aux remarques sexistes, limites
raciste et toujours intolérantes de ma vieille patiente. Là, je n’avais pas le
courage de lui expliquer mon point de vu qui se voulait humaniste et
déterminé. J’étais fatiguée. J’étais triste. J’avais épuisé ma dose journalière
d’empathie ce qui ne m’aurait pas permis de lui répondre avec recul et
bienveillance. Je me suis tu, c’était ma minute de silence à moi avec
en échos le souffle râleur de ma patiente...
- Oh mon dieu, vous avez vu hier…
J’en étais bouleversée. C’est si terrible... J’en avais les larmes aux yeux…
Le « mon dieu » n’était pourtant pas sorti de la bouche d’une
croyante. Ce mot avait été lâché comme un réflexe qui semble vous rattacher à
ce qui pourrait exister de plus fort en ce monde pour vous permettre
d’affronter un événement si terrible qu’il remettrait en cause les fondements
d’humanité sur lequel reposait votre croyance en l’homme.
Elle, c’était une de
mes patientes "ressource", une jeune femme pas encore quadra. La première fois que je l’ai
vu dans son fauteuil roulant, je n’aurais jamais pu me douter de la force qui
l’habitait. Son esprit semblait se nourrir de ce corps qui la lâchait
progressivement pour se renforcer davantage chaque jour. Elle luttait contre
elle-même sans jamais se plaindre. Ses yeux étaient ridés de grands bonheurs et
sa bouche souriait instinctivement, ouvrant sur un visage éclairé, un minois
déterminé et une crinière blonde et épaisse.
Elle revenait d’une longue hospitalisation
et n’avait regagné son habitation que quelques jours auparavant. Elle était fatiguée. L’attentat de la veille l’avait profondément bouleversé. Comme beaucoup d’entre
nous elle s’était réveillée le matin un peu perdue en se demandant comment cette
cruelle intolérance avait pu débuter, et quand cette folie humaine allait
prendre fin… Nous avons passé le soin à parler de ce qu’il s’était passé la
veille durant cette réunion de rédaction. Je lui ai parlé de l’intervention poignante de
l’urgentiste Patrick Pelloux sur France inter, et des larmes que je n’avais pu
retenir derrière mon volant.
Elle m’a parlé de son impuissance, de son mal-être
et des pleurs qui l’avaient envahi. Nous avons parlé des manifestations de
soutien, de la population plus unie que jamais. Du besoin de se rassembler
autour du plus important : montrer sa force et continuer de lutter contre
l’indifférence et pour la tolérance.
Il y a des jours où il faut
savoir filtrer les plaintes de ses patients et ne retenir que ce qui peut
nourrir vos convictions. Brandir son stylo quatre couleurs, pleurer sa haine de la haine et espérer
encore et toujours que la tolérance continue de passer par l’écrit et non par les
cris. Au moment où je rédige cet article les
preneurs d’otages ont été exécutés et la pression retombe
avec un goût de sang au fond de la gorge.
Je me dis que ma vieille patiente
doit encore pester contre le flash spécial dont les images tournant en boucle, feront
le buzz quelques jours l’empêchant de voir son autre
jeu préféré. Elle n’aura jamais conscience de ce qui peut se passer de l’autre
côté de son écran, de l’enjeu qui lui permettra de continuer à se plaindre en
toute liberté, sans censure aucune. Mon autre patiente doit se demander de quoi
sera fait demain, de combien de temps nous disposerons avant de subir la
prochaine attaque, le prochain coup porté à notre chère liberté, symbole fort
de notre république.
Ce soir, plus que jamais, je veux
rester fière de mon pays, des valeurs que les révolutions passées ont encrées
dans nos gênes et dans nos actes, je suis libre. Demain, plus que jamais je me
réveillerai en me disant que je ne peux laisser la peur, la haine et l’intolérance
emplir mon esprit, je suis humaniste. Pour toujours, et plus que jamais je
garderais en mémoire que d’autres ont payé de leur vie pour me permettre de
continuer à écrire librement,
A vous les intolérants de l’intolérance,
je suis Charlie.
[dessins hommage de Banksy et Louison]