Les récents articles de la presse spécialisée et le
bilan 2013 de la Délégation nationale à la lutte contre la fraude et son fameux
chiffre sonnent comme un couperet sur la profession infirmière : « 18,3 millions d’euros de préjudice ».
« Préjudice », bam ! Le mot est lâché. J’ai
l’impression de me revoir au collège.
Tous les élèves de ma classe seraient des
professionnels de santé. Moi, l’infirmière libérale je serais la mauvaise élève
reléguée au fond de la classe par ma professeure «Madame Sécu » me priant de m’asseoir aux côtés de mon voisin de table l’ambulancier.
J’attends la fin du cours avec appréhension en sachant qu’elle va me convoquer
pour me taper le bout des doigts avec sa nomenclature enroulée bien serrée.
Les
premiers de la classe, les kinés, les pharmaciens et les chirurgiens dentistes,
bien sagement assis au premier rang ne fanfaronnent pas pour autant, car eux aussi
ont « préjudice » marqué
sur leur bonnet d’âne. D’ailleurs tous les professionnels de santé de la classe
portent le même couvre-chef, comme si nous nous étions tous mis d’accord pour
frauder Madame Sécu’.
Mais
aujourd’hui, j’en ai marre
d’être épinglée de la sorte et je me lève de ma chaise pour quitter la classe. Peut être parce que je suis fatiguée de
m’être
encore levée trop tôt ce matin pour soigner mes patients en me disant
que j'aurais cette accusation de "fraudeuse" accrochée au par-choc de ma
voiture. Parce qu’aujourd'hui on préfère médire plutôt que comprendre. Parce
que mes collègues peuvent se faire agresser ou assassiner, au final tout
ce que l'on retient de notre métier c'est que nous dépouillons notre chère
sécurité sociale. Parce qu'il y a
tellement de choses qu’on ne dira jamais sur notre métier...
J’essaie de le prendre avec humour,
mais honnêtement j’en ai ras le bol. J’en ai marre de tous ces articles qui nous
font passer pour des voleurs alors que j'ai parfois l'impression de perdre de l'argent en travaillant… « 18,3
millions d’euros », le chiffre qui fait froid dans le dos. Des millions
ça impressionne toujours l’opinion publique, surtout lorsqu’il s’agit de son
argent !
Permettez-moi cependant de relativiser en vous annonçant à mon tour
quelques chiffres : 173,8 milliards, 98 000 et 0,43 %.
Vous
noterez
que le dernier chiffre semble beaucoup plus rassurant, et pour
cause : il correspond au pourcentage d’infirmiers libéraux mis en cause
dans les fraudes à la Sécu’. 0,43 % des 98 000 infirmiers libéraux de
France, c’est si peu d’entre nous finalement pour jeter la pierre à
toute une
profession. 18,3 millions d’euros fraudés sur les 173,8 milliards de
dépenses
de la sécurité sociale chaque année.
Je n’ose pas dire que c’est
« peu » car s’il est un point sur lequel je suis bien d’accord c’est
qu’une fraude représente toujours trop d’argent.
Il
y a ensuite quelques exemples de chiffres dont vous n'entendrez pas
parler et qui dépeignent la réalité de notre travail et de ce qu'il
rapporte. Des prises de sang à 6€08 sur de jeunes enfants pour lesquels nous aurons besoin de matériel de
prélèvement pédiatrique spécifique et onéreux (En espérant réussir notre soin au risque de ne pas être payé).
Une injection
à 4€50 réalisée au cabinet pour lequel nous ne devrions allouer que cinq
minutes de notre temps au vu de la rémunération, alors qu'il nécessiterai
davantage. Une aide à la toilette à 10€45 pour moins de 30 minutes alors que nous pourrions
cumuler des soins techniques à la place pour être plus rentables. Des déplacements au domicile de nos patients pour 2€50 alors que les frais de réparation de nos véhicules et l'essence qui le nourrit ne font qu'augmenter. Une
cotisation annuelle à l'Ordre infirmier de 75€ alors que les infirmières
de service ne payent que 30€. Une moyenne de 1000 € d'impayés de la
part des caisses de sécurité sociales sur une année d'exercice. Imaginez
ce dernier chiffre multiplié par les 98 000 libérales en exercice (98 millions d'euros pour les dyslexiques numériques ^^) ... Où est le vrai détournement ? Où est la logique ?
On
ne leur parlera pas non plus des soldes qu’on nous impose toute
l’année :
« Premier soin payé intégralement,
le deuxième à moitié prix, et le troisième gratuit , profitez-en Messieurs Dames ! » (Vous
connaissez beaucoup de métier qui subissent cette logique vous ?). On ne leur racontera pas le temps passé auprès de nos patients, parfois en
fin de vie, auprès desquels nous nous attarderons sans être payé davantage. Ils ne sauront jamais que la
plupart des soins techniques pratiqués ne nous seront jamais payés car réalisés
en même temps qu’une aide à la toilette. Ils ne sauront jamais combien
de fois nous n’avons pas été rémunéré par les caisses malgré nos relances.
Avec
nos petites mains et nos mallettes de soins nous sonnons aux portes et entrons
dans les maisons pour soigner nos patients, parfois à perte. Nous faisons ce
qu'on nous pouvons pour limiter les durées d'hospitalisation en permettant aux
patients de rentrer plus tôt chez eux, et en permettant aux
structures de soins, aux sécu' et aux mutuelles de faire des économies. Pour éviter que nos
patients ne passent par les urgences pour lesquels les établissements
factureront en moyenne 90 €, pour les envoyer
ensuite remplir des services déjà plein (pour rappel, en 2010, 17,5 millions d'entrées aux urgences, entre 12 à 20 % d'hospitalisations et un coût global de 1,57 milliards d'euros)... Combien d'argent faisons-nous gagner
à l'état et au système de santé avec notre travail d'infirmière libérale ?
Alors non, ça n’excuse pas les fraudes, mais ça ne motive pas non plus de taper
sur les doigts de celles qui semblent avoir les mains propres.
Il y a pour finir ce temps passé derrière nos volants et nos paperasses qui ne rapportent rien et pourtant nécessaire à vos soins. Des heures
passées au téléphone pour prendre des rendez-vous, pour refaire faire des
ordonnances encore une fois mal rédigées. Des allers-retours gratuits dans les
pharmacies, aux laboratoires, dans les cabinets médicaux… Des soins gratuits et trop rarement revalorisés. Combien d'argent faisons-nous gagner
à l'état et au système de santé avec notre travail d'infirmière libérale ?
Alors non, ça n’excuse pas les fraudes, mais ça ne motive pas non plus de taper
sur les doigts de celles qui semblent avoir les mains propres.
Mais malgré tout, tout ce que les gens retiendront c’est que nous sommes
des fraudeuses. Et ce que le grand public ne comprendra peut être jamais, c’est
que l’argent que l’on perd parfois à travailler gratuitement sert à engraisser
ceux qui nous accusent de fraude.
Je sais que tout cela n’excuse pas la fraude et qu'elle ne l'explique pas non plus. Je sais que j’ai
choisi mon métier et que je ne devrais pas me plaindre. Je
sais également qu'il est toujours plus facile de crier au voleur pour
donner l'impression d'avoir les mains propres, qu'il est toujours plus
facile de juger toute une profession sans prendre le temps de la
connaitre et de la comprendre.
- Tu sais, tout au long de ma carrière je n’ai eu de cesse d’entendre
les gens dire qu’on était des voleurs.
Ces paroles proviennent de la
bouche de mon père. Il n’est pas infirmier, encore moins médecin ou ambulancier.
Mon père est garagiste. « Les
garagistes ? Tous des voleurs ! ». De toute évidence, ces
gens ne connaissaient pas mon père. Je l’ai connu prêt à perdre de l’argent
pour dépanner quelqu’un dans la galère. Prêt à faire des horaires de fou pour
finir une voiture à temps pour que son client puisse la récupérer le lendemain,
sans recevoir un « merci », pourtant mérité.
Finalement, nos deux métiers se ressemblent : lui, répare
des voitures pour arranger ses clients et présente ensuite des factures. Moi,
je soigne les patients malades et je passe leurs cartes vitales dans mon lecteur... Cela mérite-t-il qu'on me pose un bonnet d'âne sur la tête pour ensuite me reléguer au fond de la classe ? Je m'en fiche, je sais qu'au cours suivant, celui de "Madame Empathie", je serais devant... ^^
[photo de Aleksey Bedny]