samedi 10 mai 2014

La vie se regarde dans un miroir.




La chambre encore plongée dans l’obscurité, j’aperçois en fronçant un peu les yeux, une petite masse cachée sous un épais édredon. Je m’approche à tâtons, me demandant si j’allais devoir réveiller celui qui m’attendait : " Bonjour Monsieur ". 
De ma voix douce je lui fais entrouvrir ses yeux  tous gonflés d’une nuit trop dure. Accroupie à côté du lit, à côté de lui, je me présente. A partir de ce matin, je viendrais tous les jours l’aider à se lever, l’aider à se laver, l’aider à se tenir droit et à faire les quelques pas qui le séparent de son fauteuil de repos.

Je ne savais pas vraiment ce qui m’attendait avant de franchir la porte de sa chambre. Mes consœurs libérales des autres communes avaient refusées d’intervenir chez lui : " trop lourd ! ". Les organismes de soins privés et spécialisés n’en voulaient pas : " plus de place ! ". Sa femme avait pris le bottin, en arrêtant son doigt sur mon numéro, elle m’avait appelé.

Et j’étais là, en train de sourire à ce petit père qui comprenait bien que mon arrivée était le marqueur du déclin de son état de santé. C’est un patient étiqueté « lourd ». En fait, ce vieil homme était simplement en train de finir sa vie. Après avoir dû accepter que les dix années de traitement n’avaient pas réussi à détruire ce cancer, après avoir accepté que la maladie avait pris le dessus sur son corps, ce petit père était simplement fatigué.

Je l’aide à s’installer devant le miroir de sa salle de bain. Il ne se regarde pas, sa tête est baissée, son corps encore endormi, il est épuisé. Mes mains seront les siennes : " je tremperais le gant dans l’eau chaude, y mettant du savon, je frotterais doucement sa peau, la rinçant à l’eau clair, je l’essuierai ensuite...". Ces gestes répétitifs tout simples, que nous faisons tous, sont devenus impossible à réaliser par lui. Son corps amaigri s’essouffle, son cerveau comprimé de tumeurs n’arrive pas à lui dire quoi faire avec ce gant de toilette posé sur sa main qu'il regarde. Il faut accompagner chaque geste d’une parole, pour expliquer quoi faire sans angoisser.

Je regardais son reflet dans le miroir et je l’ai vu se fixer. Ses yeux étaient immobiles. C’était un regard indescriptible, presque dingue. J’ai compris qu’il ne s’était pas vraiment regardé depuis un bout de temps. Le matin on se prépare, on se regarde à peine. Et quand bien même nous nous maquillons ou titillons un bouton qui démange ou une ride qui dérange, on ne se regarde pas vraiment au fond des yeux. Et lui d’un coup, il se regarde tel qu’il est devenu, avec quelqu’un à ses côtés en train de l’aider à se laver. L’angoisse. Et j’ai repensé aux miroirs avec lesquels je jouais petite. Je m’amusais à imaginer un monde parallèle dedans, ou je me regardais marcher au plafond en tenant un petit miroir à bout de bras vers le bas.

A Force de parler dans ma tête, comme il m'arrive trop souvent de le faire, je devais avoir moi aussi un regard un peu dingue, car c’était moi qu’il regardait à présent, avec des yeux amusés. « Bonjour ! »... C’est sorti tout seul de ma bouche... Il a relevé les sourcils, se demandant si je n’avais pas décompensé quelque chose !
" Tous les matins, je dis « bonjour » à mon reflet dans le miroir, et c’est p’t’être con, mais la plupart du temps ça me fait rire et ça me fait partir du bon pied !"
Alors que j'étais accroupi, occupée à lui mettre ses chaussons, j’entendis un « merci » presque imperceptible, susurré entre les lèvres de se patient qui ne parlait plus depuis longtemps. Je me suis relevée : le p’tit père se scrutait toujours… Avec un sourire ! Un superbe sourire pas dingue du tout ! 
Le merci ne m’était pas adressé, il venait de le dire à son reflet dans le miroir, à celui qu’il regardait dans le fond de ses yeux. Peut-être était-il adressé à lui même, peut être à un autre, peu importe. Mon patient souriait et avait prononcé un des plus jolis mots de la langue française. 

Ce mot qui se susurre et se souffle. Ce mot qui se veut court et complet. Ce mot qui fait du bien à l'oreille du soignant, même si il ne lui est pas directement adressé.

Il y a des jours où les langues se délies à travers le reflet embué d'un miroir pour laisser filer un simple mot entre les lèvres serrées d'un patient qui se pensait oublié.


[photo : Martine FRANCK (1938-2012)]

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...