- Je suis fatiguée tu sais…
Tu me salues toujours de cette
manière-là, une petite plainte à chaque fois, juste après le « bonjour »
de ta voix aussi éraillée que ta sonnette d’entrée. Toute voutée et dépassant de
peu la hauteur de mon coude, tu t’agrippes à mon bras en soufflant ta fatigue
jusqu’à la cuisine au son de tes chaussons que j’entends frotter le sol. Ces chaussons
bleus avec un trou au bout du pied gauche, ces chaussons que tu ne veux jamais
que je remonte derrière le talon parce que « c’est bon pour les vieux »,
pas pour toi. Je t’installe sur ton fauteuil en velours, le même de ceux qu’on
ne voit plus que chez les anciens et tu me racontes ta journée au foyer logement.
Tu aimes bien la monotonie d’ici, les journées qui se ressemblent comme si on avait
arrêté le temps. Ce que tu n’aimes pas trop, ce sont les autres, « Les vieux » comme
tu les appelles. Ceux qui partagent ta table le midi, qui radotent, qui
entendent haut, qui boivent la soupe par les trous des dents qu’ils n’ont plus.
La dernière fois que je t’ai vu,
tu m’as dit que tu étais fatiguée et je t’ai demandé pourquoi. Tu as plongé tes
yeux bleus dans les miens et en fronçant les sourcils tu m’as répondu d’une voix
grave « J’ai la maladie de l’usure ». J’ai trouvé ça génial et j’ai souri
en te disant qu’à 95 ans, c’était le genre de maladie contre laquelle on ne
pouvait pas grand-chose. Je t’ai demandé à quoi était dû cet étrange syndrome et
tu as ajouté :
Tu étais comme ça. Capable de me
sortir des phrases magnifiques sur la Vie et me dire d’aller jeter un œil à ta
plaque de cuisson. Tu as soufflé en regardant le fond de ta casserole qui avait
cramé et sans relever le nez tu as ajouté « C’est foutu, elle n’est plus
bonne à rien maintenant ! Y’a plus qu’à la jeter à la poubelle !». Avec
ta paume, tu as frotté nerveusement le dessus de ton autre main tellement
maigre que des creux se formaient entre chaque tendon. A ta voix j’ai compris que
tu ne parlais plus de ta soupe à l’oignon…
Ce soir-là, pendant que je
refaisais tes pansements, on a parlé de la mort, de la tienne. Sans tristesse
aucune, juste un constat. Un bilan de presque cent ans d’une vie tout
entière, assez chouette mais avec quelques regrets que d’un coup, tu avais l’impression
de quitter un peu. Et tu m’as fait faire une promesse :
- Mes enfants, je ne les ai pas
beaucoup revus depuis la vente de la maison. Mes petits-enfants ont pensé à récupérer
ma voiture mais ils ont oublié mes anniversaires. Je sais que le jour de mon
enterrement, il n’y aura pas grand monde. Mais même si je ne suis pas sûr qu’on
ressente de la joie en étant mort, ça me ferait plaisir de te savoir là le jour
où on me mettra en terre…
Devant son air solennel, je lui ai
fait la promesse d’être présente. Pas devant parce que je n’aime pas ça, mais
derrière, au fond, et bien là pour elle. Et puis il y a eu mon coup de fil.
Celui que j’ai passé au secrétariat
du foyer pour prendre de tes nouvelles. Une envie pressante et une chute dans
ta chambre t’ont fait passer une partie de la nuit à regarder le plafond de ta
chambre. Rien de casser, une chance folle. Tu as beau avoir la maladie de l’usure
tu n’en es pas moins solide ! On t’a envoyé à l’hôpital pour passer des
examens de principe et puis je n’ai plus eu de nouvelles… Les jours ont passés,
puis les semaines… J’ai fini par appeler le foyer logement dans lequel tu
louais ta maison et on m’a répondu :
- Sa famille l’a déménagé le week-end
dernier. Ils vont la mettre en maison de retraite…
- Oh… Mais elle va bien ?
- Oh oui, elle va bien, mais sa
famille estime qu’à son âge elle n’a plus sa place ici… J’ai rongé mon frein et
j’ai ajouté :
- … Par contre, j’ai mon classeur
de soins chez elle. Un classeur blanc avec des diagrammes de soins et des
ordonnances que je dois récupérer. Il est sur le meuble de la cuisine... Ils en
ont fait quoi ?
- Ils l’ont jeté à la poubelle.
« Jeté à la poubelle. Comme
leur vieille quoi. »
C’est cruel et plein de jugement, mais c’est la première
chose que je me suis dit. Ils ont tout jeté. Tout. Sans même te demander. Sans
te demander si tu voudrais récupérer le napperon de ton accoudoir de droite,
pas le gauche mais bien celui de droite, celui que tu as brodé quand tu étais
adolescente. Sans te demander si tu voudrais emmener avec toi le bégonia rouge
que je t’avais offert pour tes 95 ans et qu’on avait fêté avec un verre de rosé
rempli à ras et une tarte aux pommes. Sans te demander ce que tu voudrais faire
de ta collection de fuchsias de ton entrée et qui attendait de retrouver les parterres
déjà en fleur près de la porte. Sans te demander si tu voulais simplement
rester chez toi pour finir le peu de vie qu’il te reste, auprès de tes photos
couleur sépia encadrées d’étain, de tes casseroles en cuivre et de tes soupes à
l’oignon complètement cramées… Ils ont fait le vide, sans rien te demander.
Ce soir, en préparant la tournée pour
mon collègue je suis tombée sur ta fiche que j’avais laissé au milieu de celles
des autres patients. J’ai voulu la classer dans les soins terminés avant de m’arrêter
et de me faire la réflexion que ton soin n’était pas fini, c’est toi qui n’était
simplement plus là... Mais je n’ai pas eu le cœur à la jeter, alors je l’ai
mise dans un coin et puis j’ai repensé à ma promesse d’être là. J’ai imaginé ce
jour où, pour une raison que j’ignore, je vais penser à toi. Je vais chercher
ton nom dans la rubrique nécrologique sur le net et je vais m’arrêter sur les
mots de ta famille qui annonceront « avec regret et tristesse » ton décès
sans se douter que la mienne sera tout aussi grande de ne pas avoir pu tenir ma
promesse.
Et pourtant je le sais tellement,
qu’on ne doit jamais, ne jamais rien promettre…