vendredi 27 avril 2018

A la poubelle.




- Je suis fatiguée tu sais…

Tu me salues toujours de cette manière-là, une petite plainte à chaque fois, juste après le « bonjour » de ta voix aussi éraillée que ta sonnette d’entrée. Toute voutée et dépassant de peu la hauteur de mon coude, tu t’agrippes à mon bras en soufflant ta fatigue jusqu’à la cuisine au son de tes chaussons que j’entends frotter le sol. Ces chaussons bleus avec un trou au bout du pied gauche, ces chaussons que tu ne veux jamais que je remonte derrière le talon parce que « c’est bon pour les vieux », pas pour toi. Je t’installe sur ton fauteuil en velours, le même de ceux qu’on ne voit plus que chez les anciens et tu me racontes ta journée au foyer logement. Tu aimes bien la monotonie d’ici, les journées qui se ressemblent comme si on avait arrêté le temps. Ce que tu n’aimes pas trop, ce sont les autres, « Les vieux » comme tu les appelles. Ceux qui partagent ta table le midi, qui radotent, qui entendent haut, qui boivent la soupe par les trous des dents qu’ils n’ont plus.
La dernière fois que je t’ai vu, tu m’as dit que tu étais fatiguée et je t’ai demandé pourquoi. Tu as plongé tes yeux bleus dans les miens et en fronçant les sourcils tu m’as répondu d’une voix grave « J’ai la maladie de l’usure ». J’ai trouvé ça génial et j’ai souri en te disant qu’à 95 ans, c’était le genre de maladie contre laquelle on ne pouvait pas grand-chose. Je t’ai demandé à quoi était dû cet étrange syndrome et tu as ajouté :

- La Vie. Mais ce n’est pas la vie qui m’use tu sais, ce sont les années qui me fatiguent… Tiens t’as vu, j’ai fait une soupe à l’oignon et elle a brulé !

Tu étais comme ça. Capable de me sortir des phrases magnifiques sur la Vie et me dire d’aller jeter un œil à ta plaque de cuisson. Tu as soufflé en regardant le fond de ta casserole qui avait cramé et sans relever le nez tu as ajouté « C’est foutu, elle n’est plus bonne à rien maintenant ! Y’a plus qu’à la jeter à la poubelle !». Avec ta paume, tu as frotté nerveusement le dessus de ton autre main tellement maigre que des creux se formaient entre chaque tendon. A ta voix j’ai compris que tu ne parlais plus de ta soupe à l’oignon…
Ce soir-là, pendant que je refaisais tes pansements, on a parlé de la mort, de la tienne. Sans tristesse aucune, juste un constat. Un bilan de presque cent ans d’une vie tout entière, assez chouette mais avec quelques regrets que d’un coup, tu avais l’impression de quitter un peu. Et tu m’as fait faire une promesse :

- Mes enfants, je ne les ai pas beaucoup revus depuis la vente de la maison. Mes petits-enfants ont pensé à récupérer ma voiture mais ils ont oublié mes anniversaires. Je sais que le jour de mon enterrement, il n’y aura pas grand monde. Mais même si je ne suis pas sûr qu’on ressente de la joie en étant mort, ça me ferait plaisir de te savoir là le jour où on me mettra en terre…


Devant son air solennel, je lui ai fait la promesse d’être présente. Pas devant parce que je n’aime pas ça, mais derrière, au fond, et bien là pour elle. Et puis il y a eu mon coup de fil.
Celui que j’ai passé au secrétariat du foyer pour prendre de tes nouvelles. Une envie pressante et une chute dans ta chambre t’ont fait passer une partie de la nuit à regarder le plafond de ta chambre. Rien de casser, une chance folle. Tu as beau avoir la maladie de l’usure tu n’en es pas moins solide ! On t’a envoyé à l’hôpital pour passer des examens de principe et puis je n’ai plus eu de nouvelles… Les jours ont passés, puis les semaines… J’ai fini par appeler le foyer logement dans lequel tu louais ta maison et on m’a répondu :

- Sa famille l’a déménagé le week-end dernier. Ils vont la mettre en maison de retraite…
- Oh… Mais elle va bien ?
- Oh oui, elle va bien, mais sa famille estime qu’à son âge elle n’a plus sa place ici… J’ai rongé mon frein et j’ai ajouté :
- … Par contre, j’ai mon classeur de soins chez elle. Un classeur blanc avec des diagrammes de soins et des ordonnances que je dois récupérer. Il est sur le meuble de la cuisine... Ils en ont fait quoi ?
- Ils l’ont jeté à la poubelle.

« Jeté à la poubelle. Comme leur vieille quoi. » 

C’est cruel et plein de jugement, mais c’est la première chose que je me suis dit. Ils ont tout jeté. Tout. Sans même te demander. Sans te demander si tu voudrais récupérer le napperon de ton accoudoir de droite, pas le gauche mais bien celui de droite, celui que tu as brodé quand tu étais adolescente. Sans te demander si tu voudrais emmener avec toi le bégonia rouge que je t’avais offert pour tes 95 ans et qu’on avait fêté avec un verre de rosé rempli à ras et une tarte aux pommes. Sans te demander ce que tu voudrais faire de ta collection de fuchsias de ton entrée et qui attendait de retrouver les parterres déjà en fleur près de la porte. Sans te demander si tu voulais simplement rester chez toi pour finir le peu de vie qu’il te reste, auprès de tes photos couleur sépia encadrées d’étain, de tes casseroles en cuivre et de tes soupes à l’oignon complètement cramées… Ils ont fait le vide, sans rien te demander.

Ce soir, en préparant la tournée pour mon collègue je suis tombée sur ta fiche que j’avais laissé au milieu de celles des autres patients. J’ai voulu la classer dans les soins terminés avant de m’arrêter et de me faire la réflexion que ton soin n’était pas fini, c’est toi qui n’était simplement plus là... Mais je n’ai pas eu le cœur à la jeter, alors je l’ai mise dans un coin et puis j’ai repensé à ma promesse d’être là. J’ai imaginé ce jour où, pour une raison que j’ignore, je vais penser à toi. Je vais chercher ton nom dans la rubrique nécrologique sur le net et je vais m’arrêter sur les mots de ta famille qui annonceront « avec regret et tristesse » ton décès sans se douter que la mienne sera tout aussi grande de ne pas avoir pu tenir ma promesse. 

Et pourtant je le sais tellement, qu’on ne doit jamais, ne jamais rien promettre…

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...