[ photo de Dmums ] |
A mon arrivée, la petite mamie était vissée bien au fond de son canapé. Elle faisait face comme toujours à sa télé qui était en permanence allumée. Une publicité pour des vacances, au slogan et aux couleurs presque agressives, lui vendait une semaine aux Maroc pour pas cher, avant d'enchainer presque aussi vite pour une autre lui promettant des cheveux blonds et doux grâce aux extraits de courge. Et puis il y a eu cette pub sur les petites pots pour bébés. Celle qui la faisait toujours rire. Toujours, sauf aujourd'hui. Ma vieille patiente conservait le silence devant ces publicités qui n'en finissaient plus... A se demander qui, de la télé ou de la vieille dame regardait l'autre...
Les coudes posés sur ses genoux et les mains jointes sous son menton, elle avait l’air renfrogné. De toute évidence quelque chose n'allait pas aujourd’hui. Quelque chose de différent d’hier, et du jour d’avant. A chacune de mes visites, cette petite mamie se plaignait de quelque chose. C’était devenu une habitude : chaque journée avait son lot de misères. Je m'y étais habituée avec le temps. Ne prenant même plus la peine de chercher à comprendre le pourquoi du comment cette maussaderie était arrivée. J'avais finis par me dire que ma patiente avait probablement dû naitre comme ça. Le mauvais jour peut-être, un au mauvais endroit surement...
Les coudes posés sur ses genoux et les mains jointes sous son menton, elle avait l’air renfrogné. De toute évidence quelque chose n'allait pas aujourd’hui. Quelque chose de différent d’hier, et du jour d’avant. A chacune de mes visites, cette petite mamie se plaignait de quelque chose. C’était devenu une habitude : chaque journée avait son lot de misères. Je m'y étais habituée avec le temps. Ne prenant même plus la peine de chercher à comprendre le pourquoi du comment cette maussaderie était arrivée. J'avais finis par me dire que ma patiente avait probablement dû naitre comme ça. Le mauvais jour peut-être, un au mauvais endroit surement...
Alors que je dénouais le foulard
protégeant mon cou du froid et que j’ôtais mon manteau en cuir, je
l’interrogeais avec mon petit clin d’œil à visé thérapeutique, en tentant d'obtenir pour une fois, une réponse positive :
- Comment ça va bien ce
matin ?
"Oh bah 'fait aller... Pis vous avez vu
ça, là !". La réponse fût rapide tant elle devait être pressée de me
faire partager sa morosité journalière. Le petit signe vers l’avant que faisait
son menton, m’invitait à regarder dans la direction qu’elle m’indiquait :
celle de la fenêtre. Et de cette pluie, que l’on devinait derrière les carreaux
embués sur lesquels se collaient les rideaux dont les broderies industrielles
représentaient des chatons dans des paniers.
Oui. Il pleuvait. Mes cheveux
mouillés en étaient la preuve. Depuis tôt le matin, je faisais mon possible
pour courir entre les gouttes, mais mon jean trempé, semblait avoir réduit
d’une taille. Désagréable. Je l’écoutais se plaindre et je ne disais rien, prenant sur moi tout
en préparant le matériel nécessaire aux soins du matin.
Elle, qui était pourtant au sec et au chaud confortablement
assise dans son canapé, n’en finissait pas de maudire ce déluge. Finalement, c'est peut-être ceux qui
subissent le moins la pluie qui s’en plaignent le plus ! Le week-end
dernier c’était la vieille voisine et son taille-haie : "Elle a pas fini celle-là
avec son jardin, elle passe ses journées à entretenir ses rosiers, c’est agaçant !".
La fois d'avant c'était les éboueurs, en retard et trop bruyants. La petite mamie passe ses journées à se plaindre. A se plaindre du dehors, de
ce qui se passe à l’extérieur.
Je l’observais maudire la pluie, le soleil et ses voisins les plus proches, alors qu’elle transférait son corps obèse dans son fauteuil roulant. J'avoue que je n'écoutais plus ce qu'elle me disait, et lassée de ses paroles je me suis mise à regarder autour de moi, comme on regarde parfois les choses pour la toute première fois… Et là, j’ai compris.
Je l’observais maudire la pluie, le soleil et ses voisins les plus proches, alors qu’elle transférait son corps obèse dans son fauteuil roulant. J'avoue que je n'écoutais plus ce qu'elle me disait, et lassée de ses paroles je me suis mise à regarder autour de moi, comme on regarde parfois les choses pour la toute première fois… Et là, j’ai compris.
Le lit médicalisé dans le salon,
les bassines d’eau chaude ramenées par mes soins de la salle de bain, pour
qu’elle puisse se laver. La télé, la table pour manger, le montauban…
L’équivalent d’une maison dans une seule pièce. Toute une chaumière autrefois
familiale, réduite à la fonction de studio. Très peu de visite de sa famille, des
journées ponctuées par les passages de ses infirmiers et des agents de l'ADMR...
Dix mois qu'elle était revenue de l'hôpital, point de départ de notre prise en charge. Dix mois qu’elle vivait là-dedans, qu’elle vivait comme ça, avec
des journées qui se ressemblent toutes. Dix mois sans sortir de chez elle, parce que le fauteuil roulant ne passe pas la porte d’entrée, parce que la
force n’est plus et que ces jambes ne peuvent plus la porter. Dix mois que j’aurais
dû comprendre plus tôt que derrière ses plaintes se cachait le besoin de
casser le quotidien, le besoin simple de continuer d’exister dans la société,
en la critiquant.
En regardant par la fenêtre, je
vois la pluie et son jardin en friche. Les mauvaises herbes ont dissimulés les
gravillons qui, autrefois, accueillaient la table de jardin et les repas de
famille le dimanche au soleil. L’herbe si haute ne permet plus de voir le chat errant du
quartier faire sa ronde quotidienne, profitant de la mort de l'ancien chien de
chasse de la famille, qui ne lui aurait jamais permis l’accès au jardin.
La pluie redouble de force et frappe à présent les carreaux, faisant redoubler
les plaintes de ma patiente. L’extérieur s’assombrit d’un coup, rappelant que
le salon n'était éclairé que par l’unique ampoule nue du plafond. Sur la vitre de la
fenêtre apparait à présent le reflet de la petite dame assise dans son fauteuil
roulant. Regarder au travers de la fenêtre, c’est aussi se regarder un peu
soi-même, être face à ce que l’on est. Être face à son manque d’autonomie, face
à l’enfermement que représente peut être son logement et son corps. Face à ce qu’elle n’est
plus depuis qu’elle n’est plus capable de profiter du soleil et de son jardin,
depuis qu’elle n’est plus capable de se précipiter chez elle pour se protéger
de la pluie...
La vie de dehors, c’est
finalement la vie qu’elle n’a plus. La vie de dehors c’est devenue la vie des
autres, de ceux qui sont encore capable de faire les choses. Et ça, c’est
détestable après tout. Se plaindre de la pluie finalement, c’est un peu
conserver un pied à l’extérieur.
Je suis retournée la voir en fin
de journée, pour son soin du soir. Je lui ai tendu deux petites roses pâles
cueillies dans son jardin, à l’entrée du portail. J’ai commencé à lui raconter
les invasions de cousins dans les rosiers et de ma phobie de ces insectes que
j’avais dû braver pour lui cueillir. Du chat errant que j’avais aperçu derrière
la palissade, que j’avais appelé mais qui ne m’avait pas répondu : « ‘faudra
qu’on lui trouve un autre nom, parce que « Minou » ça n’a pas l’air
de lui plaire ! ». Des petits escargots qui faisaient la course sur
sa façade : « C’est le petit rayé qui a gagné, on n’aurait pas dit comme
ça ! ». Elle n’avait de cesse de regarder les petites roses posées
dans un verre à moutarde sur la table du salon. Et la pluie qui n’avait
toujours pas cessée ne semblait plus autant la perturber.
Il y a des jours où la pluie tape
sur la fenêtre, rappelant que la vie de ceux qui vivent derrière, reste parfois
un grand mystère pour celui qui ne prend pas la peine d’observer ce qui se
cache derrière le rideau.
[photo de Dmums que vous pouvez retrouver sur son Flickr, en cliquant : ici ! ]