L’odeur qui se dégageait de la
porte pourtant fermée, ressemblait à toutes celles de son couloir. Un mélange
de savonnette, d’eau de toilette, de vieux vêtements lavés avec une lessive
sans parfum venaient se mêler à une odeur âcre indéfinissable. Le silence qui
régnait dans le long couloir était presque inquiétant, alors que le début de
l’après-midi aurait dû être l’occasion d’entendre jaqueter les petites mamies
réunis autour du Derrick d’après café.
Je frappais à la porte trois
petits coups et énumérais dans ma tête « 1
coccinelle, 2 coccinelles, 3 coccinelles » avant d’ouvrir en l’absence
de réponse. C’était le moyen que j’avais trouvé pour ne pas entrer trop tôt
dans une chambre, sans pour autant donner l’impression que j’attendais qu’on
vienne m’ouvrir. Pour ce résident, c’était des coccinelles, pour sa voisine, je
compterais surement des moutons. La matinée avait été longue, je commençais à
fatiguer.
Mes pieds vissés dans ma paire de
baskets blanches, je regardais le sol recouvert de cette moquette rouge passé.
Il y avait cette tâche en forme de tête de Mickey qui devait certainement être
encré dans le tissu avant même la naissance de Wald Disney. Les portes étaient
toutes identiques, seul le numéro inscrit en chiffre doré différait. Pas de
nom, juste un chiffre comme un matricule. On se serait presque cru dans un
service hospitalier sur le retour, dont les murs seraient recouverts d’une
moquette marron claire et de cadres représentant des paysages déteints par le
soleil.
« Entrez ! »
Je ne boudais pas mon plaisir
d’entendre quotidiennement cette voix éraillée par les ans dont la parole presque
autoritaire trahissait ses longues années passées à la tête d’une armée. Le
Colonel.
Sa chambre était sombre et je le
distinguais en ombre chinoise devant la baie vitrée. Il était assis près de la
fenêtre sur son bergère en velours vert. Il venait à peine de se détourner de
son activité préférée : regarder les gens dans la rue, culminant trois
étages plus haut, bien caché derrière son rideau de voile blanc délavé. Le
Colonel avait toujours à côté de lui un livre à reliure doré, posé à porté de
main, sur un guéridon parfaitement ciré. Ses yeux ne lui permettaient plus de
lire avec cette facilité qui font danser les mots, mais
l’important consistait à rester cultiver, qu’importe le prix à payer à
se fatiguer les yeux.
Toute la pièce embaumait ce
produit à la cire d’abeille, celui utilisé pour faire briller les vieux meubles
en bois de valeur. Sa chambre en était remplie. Armoire, bahut, buffet, commode
et bibliothèque venait remplir la plus grande chambre de la résidence. A cette
collection se rajoutait peut-être une centaine de livres, de vieilles reliures
en croute de cuir aux titres à lettres d’or. Des dentelles grisées par le temps
venaient protéger une vieille table en bois précieux d’une coupe de porcelaine
accueillant une magnifique collection de fruits en verre :
« … Ahhh mon p’tit rayon de soleil ! Vous avez vu ce temps
de chien ? Les gens ont tous des parapluies et les plus étourdis utilisent
leurs jambes pour courir entre les gouttes ! ». Peu importait la météo, je
restais son rayon de soleil. Et j’adorai ça. Je perdais volontairement beaucoup
de temps à effectuer mes soins pour pouvoir profiter un peu plus longtemps de
sa présence.
Invitée à m’asseoir à ses côtés, je me perdais dans ses souvenirs
intacts et dans sa mémoire infaillible du moindre détail :
« Où en étions nous rendu hier ? Ah oui ! Le diner chez
l’ambassadeur de France au Maroc, peu avant la seconde guerre mondiale. Quel
diner barbant… Cet homme n’était réellement pas à la hauteur de sa femme qui
soit dit en passant, en pinçait pour les hommes à grands nez et à grandes oreilles… ».
Mon vieux patient avait tout du général de Gaulle et à contre jour on pouvait voir de petites veines se dessiner au travers de ses larges oreilles.
« … J’ai toujours profondément aimé ma femme, elle était
extraordinaire et bien supérieure à toutes les autres. Et je crois qu’elle
pensait la même chose de moi et des hommes avec qui il lui arrivait de s’amouracher. On
ne se disait rien de nos histoires, nous n’avions pas besoin d’en parler… »
Debout, sa main tenant fermement mon
bras, le Colonel me montrait parfois sa collection de photos que je redécouvrais
toujours avec plaisir. 98 années de vie résumées dans quelques cadres d’étain,
de portraits couleur sépia et de médailles de combat conservées avec soin.
Toute sa vie se jouait dans ses souvenirs qu’il rappelait à sa mémoire avec des
étoiles plein les yeux et parfois quelques larmes, qu’il mettait sur le compte
d’une conjonctivite aussi ancienne que son départ à la retraite.
Un jour je lui ai demandé son
secret, celui qui lui avait permis de traverser les décennies et permis de
rester si plein de vie. Il m’a répondu : « Les femmes… Et le calva !
Et quand l’un vient à manquer, il y a toujours l’autre pour compenser. Maintenant,
je n’ai le droit qu’à l’eau et à quelques rayons de soleil... ».
Chaque jour, il me racontait une
histoire ou me racontait la fin de celle qui avait débutée la veille. A chaque fois, j’avais l’impression
de voir sortir du cadre jauni celui qui, un demi siècle plus tôt, faisait danser
les femmes des ambassadeurs et embrassait celles des autres. Chaque matin, je
prenais plaisir à regarder rougir ses larges oreilles au souvenir de ses folles
soirées de l’armée et ses yeux briller lorsqu’il me parlait de celle qui avait
partagé toutes ses nuits sans exception, jusqu’à la fin.
Il y a des jours où vous vous
perdez sur un divan de velours rouge à écouter la voix éraillée d’un vieux Colonel,
dont les yeux ne trahissent plus les âges mais seulement la joie avec laquelle
il aura bu les gouttes de Calva sur les lèvres des femmes…