Devant l’absence de réponse au
tintement de la sonnette de porte, j’entrais en laissant
s’échapper « Tito », le
chien à trois pattes de la maison, habitué à vivre sa vie au grand air sur le
pas de la porte. Le mini-rat heureux de me voir, remuait tellement fort la
queue qu’elle entrainait tout le reste de son corps dans une espèce de danse
frénétique et désordonnée. Un chat errant passant derrière lui, le stoppa net
dans son enthousiasme à mon égard.
- Vous êtes là ?
J’entrais à tâtons dans le salon.
Une petite pièce dans une petite maison. Une maison semblable à toutes les
autres, toutes mitoyennes. Un quartier dit « social »
mais surtout pauvre où se concentrait une quarantaine de familles. Un quartier
censé être provisoire et construit à la va-vite, mais qui persistait, faute de
mieux, à rester debout depuis les années cinquante. Ce quartier en forme de « H » enclavé par de hauts
murs le rendait quasi inexistant pour les yeux non avertis, lui donnant avec
le temps, des allures de ghetto des pays de l’Est. Une concentration de vie improbable
dans une seule rue vouée à accueillir les deux plus grandes branches gitane du
coin.
Je progressais sans me presser
dans la maison à la recherche de ma doyenne, me permettant d’assouvir au passage
mon petit plaisir inavoué : observer et mémoriser l’intérieur des maisons
de mes patients. C’est un peu comme analyser le contenue des caddys de courses.
En prenant le temps de regarder les détails des maisons, on apprend bien plus
sur les gens que ce qu’ils veulent bien nous dire…
La pièce était sombre, mais les
rideaux en perles de plastiques multicolores projetaient les reflets de leurs
facettes sur les murs sans tapisserie ni peinture. L’unique ampoule du plafond éclairant la pièce était reliée par une immense rallonge à une prise
murale et fixée avec des agrafes. Les maisons « provisoires » ne sont même pas équipées de plafonnier,
c’est dire l’intérêt porté par la ville pour ces populations qu’on préfère
laisser dans l’ombre de leur maison.
- Ah, vous êtes là !
Qu’est ce que vous faites de beau ?
Je découvrais ma doyenne à
l’arrière de sa maison dans son petit jardin, ou plutôt dans sa cour
caillouteuse. Une toute petite dame, grande matriarche de tout le quartier. La
plus vieille, la plus respectée, la plus respectable peut-être. Elle se tenait
debout face à un fût d’huile troué au travers duquel on pouvait apercevoir des
braises chaudes réchauffer une grosse cocotte posée sur son sommet, bien calée
sur une grille à barbecue. « Et bien
je fais cuir mes pommes de terre ! ».
Sa réponse avait été aussi naturelle
que semblait l’être son geste. Elle remuait le contenue bouillonnant de sa
cocotte avec une immense cuillère en bois. La vieille dame portait sur ses
épaules un châle sombre qui semblait aussi vieux que son arrivée dans le
quartier. Je pouvais apercevoir ses petites chevilles poindre dessous sa robe
aux nombreux jupons. Il faisait froid ce matin là et son chignon gris était
caché sous un bonnet de la même couleur et tricoté grossièrement : le Bronx " made in France
provincial ".
« Ici on a pas le gaz, alors je cuis à l’ancienne, ça marche très
bien ! ».
Elle me raccompagnait vers la chaleur de sa petite
maison. Tito avait fait son retour sur le canapé et son unique patte arrière
faisait voler énergiquement les derniers poils qui poussaient sur sa tête.
Bien qu’un peu bordélique et mal chauffé, l’intérieur de son salon était
chaleureux. Les meubles en bois colorés patinés par le temps, les napperons de dentelle, et les
couvertures de Patchwork donnaient l’étrange impression d’être au beau milieu
d’une roulotte. De nombreux cadres aux photographies jaunies représentaient
toute sa vie. Des visages, autrefois jeunes, aux bras croisés et aux faciès fermés posant devant leurs maisons-mobiles, des portraits des chevaux de la
famille, du temps où la roulotte parcourait les routes. La pièce sentait la cigarette qu'elle avait toujours au coin de la bouche et une odeur de vieille cire à meuble. On se sentait chez elle
comme dans un cocon.
Un cocon de vie improbable où si vous preniez le temps de
vous asseoir à sa table recouverte de trois nappes cirées, la vieille dame
prenait votre main dans la sienne pour lire les lignes parcourant la votre…
Alors que nous étions en train de
discuter toutes les deux pendants son soin, un attroupement de jeunes
s’agglutinait bruyamment dehors. Ils tournaient autour de ma voiture. Je les
surveillais du coin de l’œil depuis mon arrivée chez elle. Au moment de garer
ma voiture, une dizaine de d’entre eux étaient venus me voir, me disant que mon
véhicule les intéressait, me demandant même de leur donner. L’un était arrivé
au volant de son bolide, gratifiant ses potes d’un magnifique dérapage
contrôlé… De sa voiturette.
Je ne me suis pas démontée, estimant que j’avais le
droit d’être là et de me garer où bon me semblait pour venir soigner mes
patients.
Mais maintenant, ils regardaient
l’intérieur avec insistance testant au passage la fermeture d’une de mes
portes. Ni une ni deux, ma vieille patiente de 90 ans s’est levée de sa chaise
pour sortir en trombe de chez elle. Je la regarderai du pas de sa porte, toute
petite mère, lever un doigt accusateur et sermonner comme des gamins ceux qu’elle avait
vu naitre et qui la dépassait maintenant d'au moins trois têtes. Je ne loupais pas un mot tant elle parlait fort pour que tout le
monde entende bien que « j’étais son
infirmière, qu’elle me respectait autant que je la respectais et qu’il
devait en être autant pour eux sinon ça allait barder ». Elle a
ensuite baragouiner des mots d’argots que je n’ai pas compris. Les jeunes se
sont excusés et son partis. Je n’ai plus jamais été embêté… Plus
efficace qu’une alarme de voiture la doyenne !
A son retour, je l’ai remercié en
lui disant qu’ils n’auraient peut être rien tenté contre ma voiture. Elle m’a
répondu avec un sourire : « En
partant, jettez un coup d’œil à gauche dans le cul de sac, il y a une voiture
de police. Ils ne sont jamais venus la récupérer ! ». Et pour cause, la
voiture n’était plus qu’une carcasse désossée reposant sur des parpaings et
entièrement recyclée !
Il y a des jours où prendre le temps de discuter et de connaitre les gens vous ouvre des portes et empêche certains d'en ouvrir, laissant de petites mamies s'emporter, et dont seule l'âge avancé permet au respect de se réinstaurer...
[ Photo de Sacha Goldberger ]