Nous étions en retard et les
soignants du service allaient s’impatienter. Mais peu importe, je n’allais pas la
brusquer pour autant. Ce matin il faisait froid, la nature avançait au
ralenti, comme nous tous chez elle ce jour là. J’ai pris le temps de recouvrir sa
tête sans cheveux de son turban en velours gris, cette couleur mal choisie qui lui
donnait un teint cireux. Alors que je m’agenouillais devant son fauteuil
roulant pour lui dire au revoir, pour lui dire de bien se reposer là-bas, elle
a posé sa main sur la mienne et de sa bouche si fragile est sorti une des rares
phrases qu’elle avait eu la force de dire ce matin là :
« Merci... [..] »
Dix jours plus tard, mon
téléphone a sonné, avec à l’autre bout du combiné son mari. Il tentait de
m’annoncer avec le plus de distance possible ce que sa pudeur et son amour pour
elle, rendaient au combien difficile. Son corps et son esprit avaient lâchés prise
dans la nuit... Elle était décédée. C’était sans surprise finalement, on s’y
attendait tous. J’avais pensé à elle chaque jour depuis son départ, me
demandant à chaque fois si cette pensée morbide n’était pas un message qu’elle
m’envoyait pour me dire qu’elle nous avait quittés.
En raccrochant mon téléphone
après une telle annonce, il y a toujours quelques minutes de flottement. Un
moment de vie parallèle où beaucoup d’idées s’affolent mollement dans mon
esprit. De la tristesse, parfois du soulagement même si l’idée est terrible à
admettre, beaucoup de pensées pour elle et pour ses proches. Et rapidement, le
sentiment qu’elle va nous manquer, le regard figé sur une bougie allumée pour elle sur une étagère
de mon salon…
Nous avions perdu en peu de temps
trop de patients qui nous étaient chers et la liste de nos « patients-chouchous » avait pris dur, tout comme nos cœurs
de soignants. Sa mort se rajoutait à la longue série noire de décès qui
touchait notre commune depuis quelques temps. Il n’y avait pas un jour où, au
détour de ma tournée, un patient me disait « Vous
avez vu, il y a encore eu un décès ! ».
Depuis quelques jours, je
surveillais le journal local pour y regarder, entre autre chose, les annonces
de décès. Réflexe conservé et peut être un peu glauque de mes deux années
passées aux pompes funèbres. Mon regard parcourait en diagonal les nombreux
encarts de la rubrique nécrologique. Ma lecture rapide fut accrochée par le nom
de ma patiente, et du pincement au cœur ressenti de la voir ainsi présente sur
cette page, se rajouta un sentiment de vexation, peut être stupide mais bien
réel :
«… La famille remercie l'ensemble du personnel du centre de cancérologie pour sa gentillesse et son dévouement. ».
Et rien pour nous.
J’ai
repensé à tous ces mois de soins à ses côtés, tous les jours, plusieurs fois
par jours. Du cheminement de son mari sur l’état de santé de sa femme qui se
dégradait, qui ne mangeait plus et qui sombrait. De ses questions à lui, de ce
que je savais mais que je ne pouvais dire, car ce n’est pas mon rôle, parce qu’il
ne faut pas aller trop vite. D’elle en pleure dans son lit me demandant « Qu’est ce qu’ils vont faire de moi ? »,
sentant bien que sa vie lui échappait. De mes soins quotidiens réalisés avec
douceur, écoute et presque amour, pour lui éviter des escarres et des douleurs.
Mes nombreux massages pour soulager ses muscles ankylosés. Mes mains qui lui
étaient offertes pour compenser les siennes qui ne fonctionnaient plus guère et
mes jambes et mon corps pour soutenir le sien.
Je me suis investie tout entière
et auprès d’eux pour les accompagner
vers ce qu’il n’y a de plus douloureux, seule à leur côté, dans l’intimité de
leur maison. Seule entourée de toute une famille inquiète aux visages fatigués
retournés vers moi. Seule avec des moyens pas toujours suffisants malgré mes
nombreux coups de fils aux médecins référents.
Vous me direz que ce n’était qu’un
encart dans un journal, que ce n’était qu’une phrase bateau probablement
proposé par un agent funéraire mal informé, que ça n’avait pas d’importance
et qu’à côté de ma petite vexation mal placée, se jouait la tristesse d’une
famille ayant perdu un proche.
Et pour dire vrai, vous auriez raison.
Et puis, je me suis vexée, de m’être
vexée. Et j’ai repensé à l’époque où j’étais assistante funéraire, tapotant sur
mon clavier alors que je rédigeais l’avis de décès :
- Votre femme est décédée au
centre de cancérologie ? Souhaitez-vous mettre un petit mot pour l’équipe
dans le faire-part ? Nous pourrions y noter la mention « La famille remercie l'ensemble du personnel
du centre de cancérologie pour sa gentillesse et son dévouement » si
cela vous convient ?
Je n’étais qu’une soignante fatiguée
et stupide de m’être vexée. Et là, j’ai repensé à sa main sur la mienne…
« […] Je vous remercie pour tout. »
Avant de reposer mes yeux sur
elle, j’ai regardé, l’espace de quelques secondes, sa main qui enserrait légèrement
la mienne. Cette main amaigrie par ce si dur combat, cette main qui m’agrippait
avec si peu de force qu’elle trahissait son impuissance et sa fatigue à se battre.
Ces quelques mots qu’elle ne m’avait jamais confié durant tous ces mois à ses
cotés… Je savais ce qu’ils signifiaient au-delà de la simple politesse.
Ces remerciements, je les ai
souvent entendus de patients en fin de vie. Cette main je l’ai parfois senti
sur la mienne alors qu’un patient mourant s’autorisait un rapprochement qu’il
n’aurait jamais osé envers son soignant. J’ai relevé les yeux vers elle, je lui
ai souris un peu maladroitement et je l’ai remercié à mon tour. Je l’ai
remercié, parce que je savais que je ne la reverrais plus.
Il y a des jours où l’on se vexe
pour trois fois rien, et où l’on comprend que ce que l’on a gagné est bien plus
précieux que ce qui a été perdu. Qu’une phrase n’est rien en comparaison de ce
qui a été dit et qu’un simple « merci »
soufflé au creux d’une oreille raisonnera toujours plus dans votre cœur que
quelques mots figés dans l’encre d’un journal.
[illustration de Christian Schloe]